La « séroadaptation » plutôt que le « sérotriage »

[Pour l’association Warning, 17 mars 2006 : http://www.thewarning.info/spip.php?article157]

En France, un débat fait rage depuis quelques temps, sur la façon dont les organismes de prévention devraient appréhender le serosorting. Ce débat se termine le plus souvent par une condamnation de cette pratique, la réduisant au mieux au rang de tabou, au pire à une pratique discriminatoire de « sérotriage » qualifiée quelques fois « d’apartheid viral ». Pourtant, on s’aperçoit que cette pratique que nous préférons nommer « sérochoix » ou « séroadaptation » selon les cas (nous allons expliquer pourquoi) est de plus en plus utilisée par les homosexuels, notamment sur les sites de rencontres par l’Internet. Les britanniques mènent depuis quelques années des recherches sur ces questions ; tentons de les utiliser pour mieux appréhender ces phénomènes nouveaux.

Le serosorting est défini dans les pays anglo-saxons d’abord comme le fait d’avoir des rapports sexuels non-protégés entre des individus de même statut sérologique, et plus précisément séropositifs. Le serosorting désigne aussi l’adaptation de ses pratiques sexuelles en fonction du statut sérologique du partenaire (par exemple, ne pas mettre un préservatif lors d’une sodomie insertive avec un partenaire séropositif, en mettre un lors d’une sodomie réceptive avec un séropo).

Jonathan Elford et son équipe du City University London ont interrogé depuis 1998 des gays londoniens sur leurs pratiques ou comportements sexuels, et plus précisément sur leurs rapports sexuels à risque. Mais qu’est-ce qu’un rapport sexuel à risque ? Une fellation avec éjaculation dans la bouche ? Un anulingus ? Une sodomie insertive non-protégée ? Un statut sérologique inconnu ou différent entre deux amants ? Le partage d’un godemiché sans utilisation de préservatif ? Statistiquement, le risque diffère selon la pratique, le contexte, la physiologie de chacun, etc. ; s’il existe indéniablement une échelle de risque dans les diverses pratiques sexuelles possibles (les études scientifiques nous le démontrent), il existe aussi des co-facteurs aggravants qui peuvent rendre cette échelle malléable (par exemple, non-utilisation de gel, présence d’une co-infection syphilis, utilisation de poppers, etc.). C’est pourquoi les chercheurs britanniques se sont concentrés avant tout sur les rapports sexuels qu’ils définissent comme étant de par leur nature même (c’est-à-dire hors facteurs aggravants) à haut risque, à savoir la pénétration anale non-protégée avec un partenaire occasionnel d’un statut sérologique inconnu ou différent.

Depuis 7 ans donc, 5000 personnes ont répondu aux enquêtes menées. Warning vous propose ici brièvement les résultats statistiques de ces enquêtes concernant les rapports sexuels à haut risque, car comme on va le voir, cela débouche sur une évaluation de l’impact épidémiologique du serosorting.

Ainsi, on apprend qu’à Londres :

– La part des hommes gays ayant eu au moins une fois dans l’année un rapport sexuel à haut risque est passé de 6,7% en 1998 à 15,2% en 2001.

– Depuis 2001, ce taux s’est stabilisé et stagne au alentour de 15%.

Lorsque l’on examine ces chiffres dans le détail, on se rend compte que pour les hommes gays séronégatifs ou sérointerrogatifs, le taux de rapports sexuels à haut risque a augmenté jusqu’à 15% entre 1998 et 2001, puis est resté stable. Alors que pour les gays séropositifs, le taux a aussi atteint 15% en 2001, puis s’est légèrement réduit.

Pour les séropos, la situation se différencie selon le statut sérologique du partenaire. Les relations anales non protégées avec partenaires de statuts non concordants sont maintenant à la baisse alors que parallèlement, elles sont à la hausse si le partenaire est lui aussi séropositif. Il y a donc un phénomène de seroadaptation à l’œuvre. Ainsi ces relations anales sans capotes entre séropos, sont passées de 6,5% en 1998 à 17,7% en 2005.

Les autres IST ont, comme en France, augmenté.

Les chercheurs anglais concluent donc que le serosorting a permis de réduire les risques généraux de transmission du VIH, puisqu’en pourcentage, les séropositifs qui rapportent le pratiquer sont plus nombreux que les séronégatifs ayant eu des rapports sexuels à haut risque. En effet, comme les gays séropositifs semblent avoir depuis quelques années de plus en plus de rapports sexuels à haut risque dans le seul cadre du serosorting, ils ne contaminent plus de gays séronégatifs ou sérointerrogatifs. Cela recoupe les recherches qui montrent que la plupart des séroconversions se produisent durant la période où l’individu séropositif ignore son statut sérologique. C’est donc l’ignorance plus que le serosorting qui contamine.

Cependant, nos confrères anglais soulignent aussi que le serosorting contribue au développement des autres IST parmi les séropositifs. Ce qui se comprend du fait du moindre usage du préservatif lors des pénétrations. Or, on sait qu’une IST est toujours beaucoup plus difficile à traiter chez des individus immunodéficitaires. D’où l’importance d’agir sur la santé sexuelle des gays de façon globale, et non pas d’une manière uniquement centrée sur le VIH.

Aussi, tout cela nous oblige à ré-évaluer les considérations éthiques ou morales vis-à-vis du serosorting, défini comme la recherche de rapports sexuels non-protégés entre partenaires de même statut sérologique. Car si l’impact épidémiologique paraît, au travers de cette étude anglaise (il en existe d’équivalentes ailleurs avec les mêmes conclusions), ne pas être si important qu’on pourrait l’imaginer – c’est-à-dire que le serosorting ne joue pas un rôle primordial dans la récente reprise des contaminations – alors le serosorting ne doit plus être appréhendé comme un comportement criminel. Comme on sait par ailleurs que ce sont plutôt l’ignorance et l’isolement dus à des facteurs socioculturels (âge, classe sociale, origine ethnique ou nationale, etc.) qui expliqueraient la reprise des contaminations, il convient vraiment de reconsidérer les jugements moraux vis-à-vis du serosorting, car finalement on stigmatise un comportement sexuel comme pathologique, alors qu’il apparaît être un élément de réduction des risques sexuels qui limite les contaminations, voire les diminue pour certains. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas de continuer à promouvoir l’usage du préservatif comme le moyen le plus efficace pour ne pas être infecté par le VIH ! Cela doit même rester central dans tout programme de prévention, c’est une évidence que personne ne veut ou ne pourrait objectivement remettre en cause.

C’est pourquoi, plutôt que de parler de « sérotriage » – terme chargé de considérations morales, douteuses au premier abord et parfaitement stériles et stigmatisantes par la suite, et dont on n’a que faire dans le cadre d’actions de santé et de bien-être efficaces qui n’excluent personne – il paraît sémantiquement plus juste de parler de « sérochoix » ou de « séroadaptation » puisqu’on ne fait là que décrire des pratiques sexuelles observables. Le sérochoix corespondant à une définition stricte – individualiste – du serosorting : je sélectionne en fonction du statut. La séroadaptation désignant une vision élargie – interactionnelle – du serosorting : nous adaptons en fonction du statut.

Comme les sérosorters séropositifs existent il convient de souligner alors que la séroadaptation nécessite une bonne information pour gérer le risque de surcontamination, qui lui, dépend des situations personnelles (personnes sous traitement ou pas, efficacité du traitement, identification ou non des types de souches VIH ou de résistances au traitement chez les partenaires…).

Bolding et Chiasson ont chacun publié deux autre études sur la drague via l’Internet qui permettent de comprendre mieux cette question. Dans celles-ci, ils insistent sur l’intérêt des sites de rencontres sur l’Internet qui permettent plus facilement aux séropos de discuter de leur statut sérologique lors de leurs discussions en ligne. En effet, on constate que les gays séropositifs ont plus tendance sur l’Internet à divulguer leur statut que lors des rencontres dans des lieux plus traditionnels. Et que le lien entre l’usage de l’Internet et les pratiques sérodiscordantes non protégées ne sont qu’un artefact. Il n’y a pas de preuve permettant d’affirmer que l’Internet favorise plus les relations non protégées avec des partenaires sérodifférents que dans les lieux de rencontres traditionnels.

Ainsi, en pratiquant la séroadaptation sur l’Internet, les hommes séropositifs ont plus tendance à rencontrer en ligne, plutôt qu’hors ligne, d’autres personnes séropositifs lors des relations non protégées. Les chercheurs suggèrent que l’Internet pourrait fournir un espace « safe » pour les hommes séropositifs leur permettant d’indiquer plus facilement leurs statut sérologique. Ceci facilite ainsi le « filtrage » ou le serosorting des partenaires sexuels. Ce qui contredit évidemment la thèse selon laquelle l’Internet serait un vecteur de contamination important.

Warning est une association qui cherche à analyser le plus sereinement possible tous les contextes, toutes les situations, tous les comportements, tous les groupes et toutes les personnes. Analyser toujours dans le cadre des recherches scientifiques et sociologiques qui amènent chaque jour de nouvelles perspectives et plus d’objectivité, donc sans jamais exclure un de ces éléments. Voire même, analyser quitte à modifier nos points de vue si justement l’évolution des connaissances scientifiques et sociologiques le nécessite, afin d’améliorer les programmes de prévention qui aujourd’hui (parce que trop frileux ou dogmatiques ?), n’arrivent plus à contenir l’épidémie de VIH/Sida. Car lorsqu’on prend en compte tous les éléments possibles (épidémiologiques, pharmacologiques, sociologiques, etc.) en lien avec les prises de risques individuelles et la prise de risque statistique, on peut mettre en place des réponses préventives à la fois plus diversifiées, plus spécifiques et plus complètes, donc plus efficaces. C’est dans cette optique que nous tentons de montrer et de diffuser l’importance et l’efficacité de l’approche globale « santé gaie », dont l’ambition est, à terme, d’inclure l’ensemble des populations LGBT.

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Sources :

Elford J, Bolding G, Sherr L, Hart G. High risk sexual behaviour among London gay men : no longer increasing. AIDS 2005, 19 : 2171-2174

Elford J, Changing patterns of sexual behaviour in the era of highly active antiretroviral therapy, Curr Opin Infect Dis. 2006 ; 19(1):26-32 (ISSN : 0951-7375)

Bolding G et al. Gay men who look for sex on the internet : is there more HIV/STI risk with online partners ? AIDS 19 : 961-968, 2005.