Post-bareback : pour une prévention efficiente et sans moralisme comportemental

[Pour l’association Warning, 20 octobre 2012 : http://www.thewarning.info/spip.php?article371]

Si je devais donner une définition queer et provocatrice à post-bareback, je répondrais : « le rectum n’est plus une tombe », en forme de clin d’oeil à l’ouvrage de Leo Bersani [1]. Warning est un think tank qui forge des concepts (entre autres « sérochoix », « séroadaptation » [2], « sérofierté » [3],« tradiprévention »), non pas par snobisme intellectuel mais afin de décrire de manière adéquate le réel et l’évolution des modes de vie socio-sexuels LGBT, en les articulant avec les notions de liberté, plaisir, désir et norme – donc des notions infiniment politiques. La période bareback a produit – en France en tout cas – des polarisations stériles qui ont légitimé les travers inquisitoires et culpabilisateurs de la communauté morale chère aux tradipréventionnistes. Ces réquisitoires tradipréventionnistes refusaient de prendre sérieusement en compte l’impact des multithérapies sur la vie des personnes séropositives et sur les comportements des gais, provoquant une crise grave par rapport à des discours préventifs devenus inaudibles pour une part croissante des gais séropositifs ou séronégatifs. Ils ont ralenti le renouvellement nécessaire du paradigme préventif par l’intégration des nouveaux outils tels que le sérochoix, la séroadaptation, le dépistage rapide, les autotests, les traitements post-exposition (TPE), comme outil de prévention (TasP) et comme prophylaxie pré-exposition (PrEP). Sur le plan politique, la période bareback correspond à l’apogée du dogme du tout-capote, du tout-comportemental, du tout-judiciaire. Le sensationnalisme médiatique et la panique morale [4] autour du bareback ont créé, à travers la stigmatisation de bouc-émissaires [5] – d’ailleurs catastrophique sur l’estime et le souci de soi et d’autrui, donc la capacité d’agir des personnes [6] – les conditions politiques de la criminalisation de la transmission et du non-dévoilement (dans certains pays) du VIH-sida. Du point de vue politique, le post-bareback est l’affirmation d’une sexualité qui n’est plus l’otage du moralisme comportemental tradipréventionniste d’un côté, et du biopouvoir des médecins, des laboratoires pharmaceutiques et des santés publiques de l’autre. Idéologiquement, le post-bareback correspond donc au refus de toute injonction normative : que ce soit celle du tout-préservatif [7], celle du traitement obligatoire [8] ou celle de l’aveu de séropositivité [9].

D’abord un concept sémantique

L’intuition post-bareback, je l’ai d’abord eu à partir d’une observation comparative des sociabilités et des sexualités LBGT entre la France, le Québec d’une part, et des lectures sociologiques et épidémiologiques sur le VIH d’autre part. Je me suis rendu compte que les termes « bareback », « rapports sexuels non-protégés » ou pire « sexe à risque », étaient méthodologiquement inopérants, socialement stigmatisant, médicalement inexacts, et politiquement moralistes, car ils englobaient des situations bien trop diverses et polysémiques du point de vue du contexte, des acteurs en présence et du risque VIH [10]. Le premier aspect de la pensée post-bareback était donc de proscrire tous les mots qui déforment la réalité et orientent alors la perception que l’on se fait des individus concernés vers un jugement moral, car le moralisme n’a pas sa place en prévention, en santé publique et dans les sciences sociales. Voilà pourquoi Warning parle de « sexe sans latex », ou de « recherche de sexe sans préservatif » quand il s’agit d’un acte intentionnel et revendiqué voire identitaire, de « sérochoix » plutôt que de « sérotriage », ou de « sérodifférence » plutôt que de « sérodiscordance ». Par rigueur intellectuelle, nous préférons une sémantique factuelle plutôt que connotée ou orientée.

Au-delà des mots, refuser la désinformation épidémiologique et médicale

Le post-bareback suggère  un  champ conceptuel permettant de déconstruire l’amalgame tradipréventionniste entre le VIH et les autres infections sexuellement transmissibles (IST). En effet, le VIH est, dépisté à temps et traité, une maladie chronique dont on ne guérit pas encore mais dont on ne meurt plus. La plupart des autres IST (syphilis, gonorrhée, chlamydia, LGV, shigellose, papillome humain, hépatite B [11]) sont soignables ou vaccinables, et endémiques : quand elles ne font pas l’objet d’une surveillance sanitaire, elles reviennent au galop (comme d’autres maladies comme la rougeole). Comme l’approche en Santé gaie nous permet de le saisir, les degrés de gravité et de conséquences psychiques, affectives, sexuelles et sociales entre le VIH et les autres IST ne sont pas les mêmes. Considérer le contraire constitue un parti pris idéologique intellectuel et médical, mais agit aussi comme une arme puissante de contrôle social via les comportements sexuels, abondamment utilisée par les tradipréventionnistes. Le post-bareback vise à rétablir la véritable réalité épidémiologique contre l’amalgame VIH/IST, mais aussi contre la panique irrationnelle autour du danger des surcontaminations qui, n’en déplaise aux entrepreneurs de morale sexuelle, n’ont pas été le danger mortel massif que l’on théorisait avant l’arrivée des trithérapies hautement efficaces. On sait depuis la panique autour de la grippe aviaire en France combien il est dangereux pour la santé publique d’agiter des risques qui ne se réalisent pas, car la population perd confiance dans ces discours.

Le sexe gai sans latex n’était donc pas une mode, de la haine de soi, du déni ou de l’inconscience suicidaire, mais une possibilité sans véritable danger du point de vue du VIH dans certaines configurations sexuelles (par exemple lors de rapports entre personnes séroconcordantes en particulier en couple) et dans certaines conditions biomédicales (pour les rapports entre personnes sérodifférentes). Les gais l’ont vite compris, notamment la subculture du sexe sans latex, dont les membres ont mis en place eux-mêmes des moyens empiriques de réduire les risques de transmission, et ont assumé leur santé sexuelle en pratiquant des dépistages réguliers et en s’instruisant entre pairs sur l’actualité épidémiologique et biomédicale. Ce sont les discriminations, la prison, la séro-ignorance, et pour certain.e.s une forte séro-prévalence communautaire, qui contaminent l’écrasante majorité des hommes homo/bisexuels et des femmes trans, et pas des pratiques sexuelles : la seconde vague de contamination tant redoutée à cause du relapse ne s’est jamais produite [12]. Et l’augmentation du sexe sans latex dans les communautés gaies s’est stabilisée partout. Penser post-bareback, c’est comprendre cela et refuser toute désinformation épidémiologique et médicale.

 

Pour penser socialement la prévention

Du point de vue historique, l’ère post-bareback correspond à l’avènement des technologies biomédicales incorporées (TPE, TasP, PrEP) et à la diffusion du paradigme de la prévention combinée. Cette bio-médicalisation du risque est-elle l’étape ultime de la médicalisation de la sexualité ? L’avenir nous le dira. En tout cas, comme la normalisation paradoxale du sida (ou ère post-sida) [13], reliée à l’arrivée des trithérapies, le post-bareback est une nouvelle étape de la pharmaco-sexualité, liée à l’intégration préventive de ces trithérapies [14]. Le post-bareback c’est du sexe sans latex qui intègre les connaissances en prévention combinée : un sexe sans latex responsable qui a enterré le mythe du méchant séropo contaminateur. Et cela, grâce à la prévention biomédicale, aux sciences sociales et à l’exclusion politique des anathèmes.

Mais plus que l’analyse historique, il convient d’expliciter que « post » doit aussi être compris, au-delà d’une étape sur un axe temporel, comme un sursaut critique réflexif. Ainsi, la prévention post-bareback n’est plus seulement une question d’efficacité – le préservatif ou le TasP bien utilisés sont hautement sécuritaires – mais aussi d’efficience : les personnes vont-elles pouvoir (et comment, et où, et pour quels résultats épidémiologiques ?) intégrer, s’approprier et combiner une prévention holistique qui est tout à la fois biomédicale, comportementale, et structurelle [15] ? Elles le peuvent, à condition que les institutions sanitaires, les organismes communautaires, les chercheurs et les intervenants pensent socialement cette prévention combinée. Susan Kippax s’est penchée sur la question dans un récent article [16].

Selon elle, bien que la plupart des nouvelles technologies biomédicales ne soient pas directement liées à l’acte sexuel en tant que tel (ce qui leur donne un avantage sur les microbicides ou le préservatif dont l’usage peut interrompre l’activité sexuelle), elles doivent également être évaluées pour leur efficience au fil du temps. Il n’est pas suffisant de simplement démontrer leur efficacité. Toute innovation, toute stratégie ou intervention, a en soi une nature sociale. Son appropriation, pour être efficiente, doit prendre en compte le « social spécifique » des populations et personnes visées. Y opposer les catégories de « comportementale » et « biomédicale » ne servirait donc pas à faire sens pour la prévention d’une population considérée, mais plutôt pour ceux qui la dessinent. Cela nécessite donc de sortir de la croyance ferme de beaucoup de professionnels de la santé publique formés aux réalités biomédicales (mais aussi de certains psy et sociologues), que le « patient » est un acteur ou un agent néolibéral rationnel, un individu, qui agira après avoir été conseillé et testé. Une prévention efficiente implique le développement de capacités communautaires et exige que la santé publique s’adresse aux personnes, non pas seulement en tant qu’individus, mais aussi comme membres interconnectés de mêmes groupes, réseaux et collectifs qui interagissent ensemble (parlent, négocient, baisent, prennent des produits, etc.) [17]. Faire de la recherche en prévention du VIH demande que tous (chercheurs en sciences biomédicales et sociales/politiques) évitent le recours à une distinction science/culture qui séparerait les technologies de prévention des êtres humains séroconcernés. Et cela en engageant des efforts pour prévenir le VIH tel qu’on le côtoie dans la vraie vie : de manières biologique et matérielle, informative et technologique, émotionnelle et affective, sociale, collective, et institutionnelle.

Une prévention efficiente doit en fait permettre aux personnes d’agir d’une manière correspondant à leurs vies sexuelles (et toxicologiques) en perpétuelles mutations. Or, permettre aux personnes d’intégrer les technologies et de maintenir une sexualité à moindre risque dépend d’un certain nombre de facteurs sociaux, culturels et politiques tels que l’engagement politicien, la mobilisation communautaire, la lutte contre les discriminations, l’éducation à la vie affective et sexuelle [18], le rôle des médias. Cela concerne l’instruction, la réforme judiciaire, l’égalité des sexes, la réduction de la pauvreté, les organisations communautaires, les pratiques des employeurs, et le(s) infrastructures/système de santé. Bref, les programmes de prévention VIH impliquent tous les niveaux sociétaux, car des transformations sociales sont nécessaires pour atteindre et pérenniser la réduction de l’incidence du virus. La prévention fonctionne quand gouvernements et communautés agissent ensemble en partenariat et à partir des preuves fournies par les sciences sociales et biomédicales.

En France, depuis le rapport France Lert-Gilles Pialoux, la prévention combinée est devenue le nouveau paradigme préventif [19]. De ce point de vue, la France est passée au post-bareback. Sauf que lorsqu’on analyse la mise en place d’Ipergay, on se rend compte qu’on est toujours coincé entre l’injonction au tout-préservatif et le biopouvoir institutionnel : l’ANRS refusant pour l’instant de bouger sur le design d’Ipergay, et de prendre en compte sérieusement les analyses des études existantes sur la PrEP, les décisions prises par la FDA aux Etats-Unis et les nouveaux essais en vie réelle qui sont lancés en ce moment [20]. Chacun reste campé sur ses positions, contre l’avis majoritaire des organismes communautaires qui souhaitent un accès immédiat et à moindre coût à la PrEP en continu pour ceux qui le souhaitent. On est donc encore loin d’une prévention efficiente pensée socialement…

Au Québec, on stagne, coincés par les pratiques bureaucratiques du Canada [21]. On ne sait rien des débats contemporains sur la prévention [22] et le récent jugement de la Cour Suprême sur la pénalisation de la non-divulgation de séropositivité [23], qui enterre définitivement la responsabilité partagée, ne va pas nous aider à entrer sereinement dans une ère post-bareback !

En Belgique, c’est comme-ci tout était à construire, le retard pris étant immense : il n’y a même pas eu de période bareback ! Warning-Bruxelles compte plus de membres que la maison-mère parisienne n’en n’a jamais comptés ! [24]

En Suisse, certains activistes parlaient déjà de PrEP et de ses implications éthiques en 2004 [25], et après de longues années de sévérité judiciaire contestée par un plaidoyer tenace de nos camarades helvétiques, les autorités compétentes viennent de réviser la loi sur les épidémies et décider la fin des sanctions contre les personnes séropositives suite à des rapports sexuels non protégés mutuellement consentis [26]. Autrement dit, la Suisse est une référence importante.

Passer à l’ère post-bareback c’est donc comprendre aussi, après les dimensions sémantique, médicale, politique, et historique de ce concept, ce qu’est l’efficience. 30 après la découverte du VIH, cela demande de repenser et d’inclure les diversités socio-sexuelles sans simplement réduire celles-ci à des « variables non significatives ». Or, force est de constater que ce point de vue, on est loin du compte dans chacun de nos pays. Pourtant, là où la pensée post-bareback avance depuis longtemps (San Francisco, Suisse, Allemagne), l’incidence du VIH baisse, même dans les communautés LGBTQ [27].

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Notes :

[1] Bersani, Leo. (2004). « Freud/Foucault – allers-retours ». Vacarme 29 : http://www.vacarme.org/article1378.html#nh1.

[2] Le Talec, Jean-Yves. Jablonski, Olivier. Seroadaptation instead of serosorting: a broader concept and more precise process model, Warning, 7 septembre 2008.

[3] Barraud, Sébastien. Sérofier-e-s ?, Warning, 7 juin 2008.

[4] « Le type de conflit sexuel le plus lourd et le plus important de conséquences est ce que Jeffrey Weeks a appelé la « panique morale ». Les paniques morales sont le « moment politique » du sexe, où des attitudes diffuses sont redirigées vers l’action politique et, de là, vers le changement social. La vague d’hystérie collective sur la traite des Blanches dans les années 1880, les campagnes anti-homos des années 1950 et la panique autour de la pornographie infantile de la fin des années 70 sont des cas typiques de panique morale  » : Rubin, Gayle. (2010). Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe. Paris : Éd. Epel, p. 185/186.

Le sida a constitué la panique morale des années 80/90, panique portée à son paroxysme  avec le bareback, alors même que l’on était passé à la période post-sida et que les institutions avaient opérées leur travail de rationalisation. Paradoxalement, la panique morale sur le bareback a été créée, portée et diffusée par certains de ceux qui combattaient plus tôt la panique morale sur le sida, enracinée dans la dénonciation de la promiscuité homosexuelle.

[5] « Le déclenchement d’une panique morale est généralement précédé d’une intensification des mécanismes de constitution de boucs émissaires. » : Rubin, Gayle. Op. cit., p. 187.

[6] Barraud, Sébastien. « Pute » et « barebacker » : analyse comparative de 2 stigmates, 4 février 2009.

[7] Barraud, Sébastien. De l’inefficace injonction à la norme préventive vers des standards basés sur les expériences intimes…, 17 mai 2007.

[8] Sidéris, Georges. Éthique et santé : l’idée d’éradiquer l’épidémie de VIH en mettant sous traitement antirétroviral toutes les personnes nouvellement dépistées et l’ensemble des séropositifs pose question. Warning, 25 août 2010.

[9] Charpentier, Nicolas. Menace éthique sur la santé : les relations de pouvoir entre l’Administration fédérale suisse et l’action de lutte contre le sida, 10 octobre 2012.

[10] Barraud, Sébastien. Quand les mots mettent à mal un concept coupé du réel : le nécessaire passage à l’ère post-bareback, Warning, 1er septembre 2009.

[11] Notez que la shigellose est rare, mais a fait un retour inhabituel en Ontario et au Québec. Aussi, nous avons ici volontairement exclu l’hépatite C de l’analyse car :

1) Il s’agit d’une infection transmissible par le sang, dont la transmission sexuelle extrêmement rare fait polémique, est difficile à prouver, et se produit de manière endogène dans un groupe de population très spécifique (cluster) : les gais séropositifs de la subculture du sexe cuir sans latex de grandes métropoles occidentales.

2) Cette transmission sexuelle particulière de l’hépatite C n’a pas présenté de problématique de santé publique à l’échelle populationnelle ou même communautaire [gaie], contrairement au VIH et aux IST. À Amsterdam, où des recherches précises et répétées ont été menées, la transmission sexuelle supposée de l’hépatite C parmi les MSM séropositifs a reculé : les chercheurs ont suggéré que cette tendance pouvait s’expliquer par la réduction des risques sexuels, par plus de dépistage, par l’augmentation du nombre de séropositif VHC traités, par la « saturation » au sein de cette population spécifique, et par les efforts d’éducation institutionnels et professionnels sur la transmission du VHC : http://www.hivandhepatitis.com/hiv-hep-coinfection/hiv-hcv-coinfection/3716-aids-2012-is-sexually-transmitted-hepatitis-c-among-hiv-gay-men-leveling-off-in-amsterdam

[12] Barraud, Sébastien. Jablonski, Olivier. Entrevue avec Michael Scarce : Lutte contre le sida ou domination de la communauté ?, Warning, 12 février 2012.