Le débat sur les privilèges ne date pas d’hier. Mais dans la francophonie, on semble à chaque fois le découvrir, et il prend de la gravité, que ce soit dans les médias et les milieux militants, toutes tendances politiques confondues. Or, les privilèges ne concernent pas seulement ceux qui les détiennent tous, même si l’on se focalise surtout sur ces hommes-là.
En tant qu’homme gai cis blanc atteins d’une maladie incurable et né en France en 1978, qui gagne 40 000$ annuellement, je me considère privilégié. Notamment parce que j’ai profité des privilèges acquis par mes parents qui m’ont aidé à devenir propriétaire ; parce qu’être un adulte gai à Montréal n’est pas si pire ; et parce que j’ai accès à un système de santé et d’assurance médicaments de moins en moins abordable mais qui paie tout de même une grande partie de mes traitements pas du tout abordables.
Mes communautés de la diversité sexuelle, corporelle et de genre ne sont évidemment pas épargnées par ce débat. En fait, il les traverse depuis longtemps, notamment grâce à l’apport des théories queers, afroféministes et postcoloniales. Les affrontements idéologiques entre les plus privilégiés d’entre nous et les autres sont cycliques. Par exemple : à propos de l’insécurité et de l’embourgeoisement du Village, après l’attentat d’Orlando, lors de la Marche des Fiertés, etc. Et à chaque fois, les accusations de sectarisme d’un côté se confrontent à celles de racisme de l’autre. Et si vous ne vous retrouvez ni dans un camp, ni dans l’autre, vous êtes comme pris.e au piège et tétanisé.e.
Privilèges et clivage homonationaliste
J’ai discuté ailleurs d’homonationalisme et de la façon dont il structurait nos représentations à tou.te.s, à la manière des préjugés. Souvent, les plus privilégiés des gais et lesbiennes sont, au titre de l’homonationalisme, accusés de ne représenter et de ne promouvoir qu’un seul mode d’émancipation (homo)sexuelle. Ethnocentrique, gainormatif, capitaliste et impérialiste, il ne favoriserait qu’eux/elles-mêmes – et surtout les hommes-gais-cis-blancs les mieux nantis – de manière à maintenir leurs privilèges de classe, de sexe/genre et de race et imposer ce modèle au Monde entier. Et en effet, les mouvements gais et lesbiens mainstream promeuvent, majoritairement et activement, une approche universaliste hégémonique sur les plans identitaire et politique. La distanciation par les sciences humaines et sociales est peu vulgarisée, sans parler de l’inclusion qui avance trop lentement : nos représentant.es sont d’une homogénéité déconcertante.
Or, le croisement des études postcoloniales, féministes et queers nous a largement démontré depuis 30 ans que les catégories « LG(BT) » comme les processus historiques d’émancipation (homo)sexuelle occidentaux ne sont pas universels. Y compris là où ils ont éclos, se sont normalisés et ont forgé parallèlement des identités minoritaires sous-culturelles et parfois contre-normatives : queer, bear, fem, butch, pansexuel, etc. (qui finissent cependant toujours par plus ou moins se normaliser à leurs tours). Pour autant, la quasi universalité de l’hétérosexisme, du racisme et des phobies visant nos diversités est aussi un fait social indéniable, à travers le Monde entier.
Donc s’il convient de combattre sans hésitation les représentations homonationalistes, qui instrumentalisent les droits des gais et lesbiennes à des fins racistes ou impérialistes, il est à l’inverse tout autant impératif de combattre le culturalisme/racialisme qui disculpent l’hétérosexisme et les phobies qui nous visent ici ou ailleurs, en instrumentalisant le relativisme culturel et en nous infantilisant.
Les unes comme les autres de ces idéologies miroirs participent de notre domination, ici ou ailleurs, notamment au nom de la croyance dévoyée en intégrisme ou de la non-croyance dévoyée en laïcisme. Et celles et ceux qui en payent le prix le plus lourd aujourd’hui, ce sont les personnes musulmanes et plus largement racisées qui sont aussi membres de nos diversités sexuelle, corporelle et de genre… oppressées de tous bords, partout où elles sont.
Ce qui est bon pour pitou est-il bon pour minou?
Alors que devons-nous faire, que l’on soit LGBTQIA+ ou pas, pour ne pas se faire piéger par le faux dilemme entre homonationalisme/universalisme ethnocentrique de privilégié.es versus relativisme culturel/anti-racisme politique et décolonial de minorisé.es, dans lequel on se fait souvent enfermer, et qui finit par annihiler tout débat?
C’est simple et on connait théoriquement la réponse depuis longtemps. D’abord, (1) en systématisant la priorisation de la parole, de l’expérience et de l’expertise des personnes premières concernées. Comme des LGBT racisé.es nous l’ont justement expliqué.es lors du Forum social mondial de Montréal en 2016. Comme une partie des féministes le développent depuis un moment. Puis, (2) en croisant cela avec les données probantes objectivées par les sciences humaines et sociales, notamment dans la conception des politiques publiques, mais aussi dans nos savoirs faires/êtres militants.
Mais pour faire tout cela, faut-il encore être capable de respecter, écouter et intégrer – pour de vrai – leurs avis… Or, nous disposons, les personnes privilégiées, y compris à Gauche, de presque toutes les tribunes. Et nous imposons plus ou moins (in)consciemment un ordre discursif excluant (j’y reviendrai). Ainsi, de la même manière que les hommes disposent plus souvent de la parole que les femmes, les hétéros et les hétéras l’ont plus que les (LG)BTQIA+, les blanc.hes plus que les personnes racialisé.es, les cis plus que les trans, les abolitionnistes prostitutionnels plus que les travailleuses du sexe, etc.
Il est donc urgent de commencer à se taire le plus souvent possible pour laisser la place aux personnes minorisées, qui sinon ne la prendront pas. Donc en gros, les hommes-femmes-cis-hétéro.as-gais-blanc.hes en bonne santé : passons le micro dès que nous le pouvons et cherchons activement à offrir nos innombrables estrades!
Cela signifie-t-il pour autant qu’il faille tomber dans l’excès inverse : les personnes concernées directement par une cause sociale, un combat politique, une situation d’inégalité, une oppression spécifique, seraient-elles les seules légitimes pour en parler et les dénoncer?
Premier.es concerné.es versus observateurs.rices : un vieux débat épistémologique
La tension entre la légitimité des premier.es concerné.es et la légitimité des observateurs.rices ne date pas d’hier. Déjà au début du XXème siècle le débat faisait rage entre les ethnologues et les sociologues. Les premiers pensaient que c’est seulement avec un regard extérieur (étique) qu’on pouvait percevoir des catégories, des faits sociaux, etc. que les autochtones – aveuglés par leur ethnocentrisme, leur habitus et leur système symbolique limité par les catégories grammaticales spécifiques à leur langage – ne pouvaient percevoir. Les deuxièmes pensaient que seul le regard intérieur (émique) permettait d’accéder de manière privilégiée et pleine aux catégories, faits sociaux, secrets etc. d’une société.
Aujourd’hui, cette opposition est éculée si l’on s’assure de saisir la complexité socioculturelle et les ordres/rapports sociaux qui l’organise, au travers de la multiplicité des points de vue, sans exclure les uns au profit des autres. Mais cela exige une condition sine qua non : débattre des faits. Car comme le soulignait Hannah Arendt : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat. »
Quid de la légitimité ?
J’ai longtemps été éducateur en école primaire. De ce fait, je passais mon temps à déconstruire les stéréotypes sexuels auprès des enfants. Mais au sein même de mon école, dont l’équipe pédagogique était largement féminine, ce n’est pas toutes les femmes ni tous les hommes qui se préoccupaient de ces questions. J’étais donc souvent plus féministe que la plupart de mes collègues. Le même phénomène se retrouve dans le monde syndical dont je suis aujourd’hui membre. Suis-je donc non légitime à parler des féminismes ou à déconstruire certains féminismes parce que je serais un homme?
De ce fait, au-delà de l’identité formelle – ou perçue/assignée par autrui – des personnes (je préfère m’intéresser à l’autodétermination), il me semble que la question de qui parle et d’où on parle compte aussi. Car le sujet prend une place primordiale dans l’analyse de la société. En effet selon Michel Foucault et en simplifiant, les sujets ne sont jamais neutres puisqu’ils sont toujours insérés dans des rapports de pouvoirs conscients ou non, qui leurs sont favorables ou pas. En tant que sujet – et en tant que « sachant » – on n’est jamais neutre. Alors avant de parler d’un objet quelconque il conviendrait selon moi que chacun.e se situe, avec sa subjectivité et ses partis-pris idéologiques, de manière à ce que les interlocuteurs/rices soient capables de nuancer, mettre en contexte le savoir proposé, et de relativiser si nécessaire la légitimité de la personne énonciatrice et de son discours. Il n’y a donc pas de vérité discursive absolue, mais toujours relative, pas plus celle des concerné.es que celle des autres.
Par conséquent, on ne peut pas oblitérer par principe la question de la légitimité à parler d’objets dont nous ne sommes pas parties-prenantes. En effet, d’autres formes de légitimités existeraient-elles? Celles des chercheur.ses peut en être une. À condition que l’argument d’autorité concomitant s’appuie sur une méthodologie sérieuse et des gardes fous permanents, qui permettent non pas de parler pour les autres, mais par les autres. Ici l’empirisme et le titre, seuls, ne suffisent pas (suivez mon regard). Ainsi, certaines personnes ne veulent ou ne peuvent pas se mettre politiquement ou médiatiquement en avant, mais peuvent partager leurs expériences à travers des entretiens avec des chercheur.ses qui ont le devoir éthique de fidèlement reproduire leurs paroles. C’est aussi le cas des personnes qui exercent le travail social. L’éducation, l’information servent aussi à transmettre des connaissances, les connaissances des premier.es concerné.es. Les liens affectifs enfin : je n’ai pas choisi d’avoir une grande partie de mes ami.es qui ont exercé.es ou exercent le travail sexuel (je ne choisis pas mes ami.es en fonction de leur travail) ; mais j’ai envie de défendre leurs droits et de militer pour améliorer leur condition de vie. Comme syndicaliste, il m’arrive aussi de défendre les droits de travailleur.ses qui n’exercent pas le même métier que moi.
Enfin, la parole des premier.es concerné.es est souvent inaudible (puisqu’elles n’ont aucune tribune), et il faut que certaines personnes privilégiées, au fort pouvoir symbolique et aux réseaux puissants, s’expriment pour que les revendications des minorisé.es soient justement entendues. Mais parallèlement, lorsque l’on détient des privilèges ou que l’on n’est pas concerné directement, et particulièrement quand on use de l’argument d’autorité, cela requiert une certaine éthique, retenue et honnêteté intellectuelle, qui exigent à leurs tours précautions et remises en cause. Et on va le voir : une pédagogie.
Ordre discursif, stratégies militantes et élites intellectuelles : la liberté d’expression de qui?
Si pour ma part, sur la question de l’homme-gai-cis-blanc-privilégié, je souscris pleinement aux propos généraux d’une Rima Elkouri, je reconnais par ailleurs la pertinence des questionnements [stratégiques] débattus il y a quelques mois, par exemple, entre les figures gauchistes québécoises que sont Marc-André Cyr et Marie-Christine Lemieux-Couture. J’ai empiriquement vécu leurs interrogations et tensions en militant durant 15 ans au sein des milieux queers, pro-sexe ou de la lutte contre le VIH. Je propose alors que leur débat ne soit pas réduit à deux postures irréconciliables, mais plutôt qu’il constitue la base dialectique d’une réflexion plus approfondie et systématique à propos d’une nouvelle pédagogie militante. Car même si par principe, tout débat est salutaire, j’aimerais qu’un jour, on puisse dépasser celui-là, qui polarise notre société, et encore plus les progressistes.
Alors paraphrasons Christine Delphy : En tant qu’homosexuel, je sais que la révolte des dominé.es prend rarement la forme qui plairait aux dominant.es. Je peux même dire : elle ne prend jamais une forme qui leur convient. Et aller plus loin : ce que les dominant.es attendent, c’est qu’on demande ses droits poliment, et que si on ne les obtient toujours pas […] on fasse comme si de rien n’était. Et c’est bien vrai que cela ne fait pas de différence, pour les dominant.es, si la violence contre les personnes dominées est éradiquée demain ou dans 100 ans. […]. Ce qui est grave en revanche, aux yeux des dominant.es, c’est que les opprimé.es « se trompent de réponse ». C’est cela qu’il est urgent de corriger, de réprimer, de mater. (Classer, dominer, qui sont les « autres »?, Éditions La Fabrique, Paris, 2007.)
En effet, l’injonction, au nom de la liberté d’expression, dans beaucoup de milieux, notamment universitaires et médiatiques, à se conformer aux idéologies, stratégies et habitus des personnes privilégiées, est la norme. Et cela permet de légitimer la violence symbolique – mère nourricière de toutes les violences – en rationalisant au nom du droit à l’humour, à la création artistique ou au débat (académique/intellectuel/politique), l’expression du racisme, de l’islamophobie, de l’antisémitisme, du sexisme et de la transphobie (notamment). L’histoire féministe, ou des droits civiques étatsuniens, nous a démontré que l’instrumentalisation de la liberté d’expression, qui n’aurait dû prendre que l’unique forme normative, convenue et produite par les élites ou la majorité, permettait de faire taire des revendications légitimes.
« Pourquoi la gauche radicale […] qui est censée être meilleure que tout le monde, reproduit ces rapports de pouvoir, ces privilèges ? » se demande la députée insoumise française Danièle Obono. Peut-être justement pour les raisons invoquées plus haut. Et elle ajoute que « les militants noirs et arabes, au sein des organisations de gauche, finissent tous par se barrer ». Évidemment, puisque nous les personnes privilégiées, ne leur donnons pas la parole! Et quand nous le faisons, il faudrait qu’elle prenne une forme prédéterminée voire carrément similaire à de la courtisanerie.
Et cela concerne tout autant les élites gauchistes, syndicales, artistiques et universitaires que les chroniqueurs.ses réactionnaires et les humoristes irresponsables. Nous faisons partie du même establishment, et notre indignation moralisatrice, fusse-t-elle au nom du progressisme, participe aussi du dégoût des citoyen.nes, qui finissent par se retourner vers les populismes totalitaires. On connait tou.te.s des caricatures de personnes gardiennes de la Révolution, inspectrices en travaux finis du militantisme, détentrices de la pureté idéologique ou programmatique, qui savent seules débattre correctement. Ces personnes qui ont la (auto)critique à géométrie variable sont des idiotes utiles des Droites et du cynisme généralisé.
Il est donc temps de nous questionner sur une véritable éthique progressiste afin de mettre en place une pédagogie équivalente. Pour cela, il faudrait systématiser une praxis commune.
Pour une praxis intersectionnelle unitaire
Face aux montées des populismes réactionnaires voire totalitaires, la Gauche critique n’a plus le droit de s’enliser. En tirant les leçons épistémologiques des minorités qui la composent, j’affirme qu’elle peut trouver des pistes de solutions aux clivages qui la divisent sur ces questions, autour de principes que les personnes minorisées réfléchissent justement depuis longtemps (comme on l’a effleuré dans la première partie de ce texte). L’idée serait alors de rassembler le maximum de progressistes – privilégié.es ou non – autour de ces principes. Pour entamer l’exercice, en voilà une liste non-exhaustive à débattre :
Dénoncer tous les types d’essentialismes, sans oublier bien sûr qu’ils n’opèrent pas de la même manière et n’ont pas tous les mêmes conséquences matérielles et symboliques sur les individus ou les communautés concernées. C’est donc condamner les racismes, la xénophobie, l’islamophobie, la négrophobie, l’antisémitisme, l’impérialisme, le colonialisme, le nationalisme ethnique, l’homonationalisme, le fémonationalisme, l’hétérosexisme, le cissexisme, l’homophobie, la lesbophobie, la biphobie, l’intersexophobie, la transphobie, la transmisogynie, la misogynie, la misandrie, le classisme, l’âgisme, la grossophobie, le capacitisme, la sérophobie, la putophobie, etc.
Considérer que les rapports sociaux de race, de classe, de sexe, de genre, d’identité de genre, d’orientation sexuelle, de corps, etc. ne peuvent être hiérarchisables et examinés indépendamment les uns des autres. Prioriser un ou plusieurs de ces rapports sociaux par rapport aux autres est analytiquement inopérant, nourrit voire renforce la violence symbolique et matérielle que vivent les personnes concernées, et renforce les discriminations spécifiques. Par conséquent, l’intersectionnalité doit être le socle commun de toutes réflexions philosophique, sociologique, identitaire et politique.
Refuser d’(e se faire) imposer nos Histoires, afin de mieux les démystifier : ce que nous sommes, devrions être, avons été.
Exclure de (se faire) policer. Être trop, pas assez, seulement ou pas du tout… Alors qu’en fait, toutes les personnes sont complexes, diverses, contradictoires, paradoxales, intersectionnelles, parfois normatives, parfois alternatives, souvent entre les deux, et jamais omniscientes! Nous avons besoin d’éducation, pas de discipline. Surveiller et punir, c’est l’aliénation.
S’assurer de l’inaliénabilité du droit à disposer de son corps comme on l’entend, droit qui ne peut être subsumé par des considérations paternalistes, maternalistes, ethnocentriques, médicales ou morales.
S’opposer à toute politique de criminalisation des comportements choisis et consentants.
Affirmer qu’il existe de multiples modèles d’émancipation et d’autodétermination, et les protéger.
Récuser le concept de safe(r) space pour lui préférer celui de brave space.