Confinement d’un syndicaliste franco-québécois

[Écrit pour Presse-toi à gauche!, 18 février 2020 : https://www.pressegauche.org/Confinement-d-un-syndicaliste-franco-quebecois ]

Déjà vu?

C’est le sentiment étrange qui m’habite depuis le confinement : le déjà vu. Quand la réalité rejoint la fiction cinématographique d’un côté. Et quand, à l’inverse de mes années d’activisme sida, j’assiste depuis des semaines à une éducation épidémiologique de masse (#ÉpidémioPourLesNuls). Ça débat des courbes épidémiques entre nouveaux et vieux profanes à l’apéro-vidéo ou au bar-facebook.

On assiste à un effort inique sur le plan de la mobilisation scientifique. Les chercheur·e·s sont unanimes : on a fait en 5 mois ce que l’on a mis 5 ans à réaliser après l’apparition du VIH. Il faut dire que le SARS-CoV-2 est bien plus contagieux que ce dernier, et ce n’est finalement pas une « grippette ». Espérons qu’à long terme, il fasse moins de victimes. Comme le VIH, ce nouveau coronavirus a ses « préférences » démographiques : il tue beaucoup plus les hommes, les personnes âgées, les personnes en surpoids, les personnes avec des pathologies cardiaques ou respiratoires [1].

On sait que chacun de ces différents facteurs de comorbidité sont corrélés à la situation socioéconomique, la génétique, le territoire (accès aux soins et dépistage), la qualité du confinement, la disponibilité des mesures barrières, etc. L’intersection défavorable de plusieurs de ces déterminants sociaux de santé chez les afrodescendants étatsuniens explique d’ailleurs la surmortalité de leurs coropositifs. Et oui, les discriminations systémiques, ça tue; elles tuaient déjà avant, mais en temps de pandémie elles tuent beaucoup plus.

J’ai donc bien peur que, comme pour le VIH, les personnes précaires, marginalisées et/ou racisées soient au bout du compte les plus criminalisées [2] et les plus meurtries. On le voit déjà en France, où le département multiethnique et pauvre de Seine-St-Denis est particulièrement touché [3].

J’ai une pensée toute personnelle pour les personnes travailleuses du sexe [4] et/ou itinérantes, qui sont en ce moment aux premières loges, plus que jamais vulnérabilisées.

Sidération?

C’est le moins que l’on puisse dire : cette période est sidérante… neutralisante… jusqu’au cœur de nos démocraties. En pause, la démocratie représentative québécoise est suspendue avec l’assentiment d’oppositions qui ont enfin réagi la semaine dernière en exigeant que cela s’arrête. Après un mois, il était temps. Face aux girouettes macronistes – qui doivent chier dans leurs culottes judiciaires – nos cousin·e·s insoumis·e·s font un retour réussi en tant que 1er opposition médiatique et parlementaire, tout en réactualisant manu militari leur programme et leur action en concertation avec leurs militant·e·s.

Partout, les gauches radicales avaient prévenues, traitées de prophètes de malheur. Partout, les néolibéraux qui ont décidé et procédé méthodiquement à notre désarment sanitaire ces 20 dernières années, devrons rendre des comptes. Patience.

Mais Legault… qui l’eut cru? Legault qui se transcende : transparent, didactique, pas infantilisant, avec une touche petit père du peuple. (À quand les nationalisations?) Le peuple québécois est discipliné mais verse volontiers dans la délation tout azimut, alors qu’en France les forces de l’ordre n’ont pas jouis de tant d’impunité depuis la guerre d’Algérie. Nous avons Saint-Horacio des nattas, Marseille a un professeur Tournesol qui provoque une pagaille chloroquinienne internationale, jusque chez le fada de Washington, dont le pays implose de plus en plus. Espérons que ça lui coute sa réélection.

Un constat généralisé : les gouvernements sont plus ou moins dépassés, et ils savaient [5]. Alors ils tentent de nous enfumer en accusant la Chine de mentir sur le nombre de mort… Sous-titre : 4000 morts c’est correct, mais passer 10 000, ça mérite une récession (on les fera travailler plus pour gagner moins anyway). En attendant la reddition de compte de nos gouvernements qui abusent volontiers de leurs pouvoirs exceptionnels [6], tout en se cachant derrière l’expertise scientifique qui reprend ses lettres de noblesse… je télé-travaille.

Et comble de l’ironie virale : dans mon secteur public, dont les syndicats ont été reconnus services essentiels… Y’a les négos! La CSN et la CSQ, fidèles à elles-mêmes, communiquent fort. La FTQ, minoritaire dans le secteur public, reste discrète, fidèle aussi à elle-même. Le bloc FIIQ-APTS est, depuis le maraudage Barrette, le poids lourd en santé; pas étonnant qu’il soit priorisé dans les négos en cours, dont la durée change tous les jours – littéralement.

Cette crise sanitaire ajoute aux arguments pour un Front commun, car elle renforce pour le moment cette mise en concurrence qui nous affaiblissait déjà. Cela fait 20 ans que nous opérons une gestion néolibérale du syndicalisme, à coup de « j’ai une meilleure assurance collective que toi ». Pour quels résultats? Nous devrions avoir centralisé la Table centrale depuis longtemps! Il est encore temps de se concerter, et de rendre à Legault la monnaie de ses mensonges, en prenant à témoin comme lui le peuple québécois, donc en médiatisant les propositions salariales syndicales [7].

En tout cas, le monde syndical post-covid pourrait accoucher d’une profonde réforme structurelle s’il se produit une normalisation des assemblées générales virtuelles et du vote en ligne, sérieusement à l’étude dans les secteurs publics. Et il devra penser à inclure des « clauses pandémie » dans ses futures conventions collectives. (À suivre…)

 

Aliénations?

Y’a des bons jours et des mauvais jours dans le confinement. En tout cas je suis content d’avoir un animal et un mari.

Une chose qui me marque depuis le début de cette crise, c’est la normalisation des réseaux sociaux dans la télévision, avec un envahissement esthétique de la vidéoconférence. Il s’opère une sorte d‘équivalence sémiotique entre un « influenceur » des réseaux sociaux et un expert anciennement maquillé sur le plateau télé, maintenant chez lui. Comme pour mieux souligner que notre lien social n’est actuellement que virtuel au pire, plus ou moins distendu au mieux. En tout cas, notre lien social se dématérialise.

Ainsi avec le confinement, chacun peut vivre dans sa chair ce que beaucoup des personnes précaires, marginalisées, vivaient déjà avant cette crise : un effritement du lien social. Le confinement, c’était et c’est le quotidien des personnes précaires, isolées : l’annihilation plus ou moins lente des dimensions sociale, économique et charnelle de leurs liens sociaux. Il y en a même dont en temps normal, le confinement physique, c’est paradoxalement la rue. À méditer.

Le confinement nous rappelle aussi qu’il conviendrait d’avoir une véritable souveraineté sanitaire en relocalisant et/ou revalorisant les besoins essentiels de santé : médicaments, moyens, personnels, etc. Il s’agit des conditions matérielles et humaines sine qua non à l’avènement d’une véritable démocratie sanitaire. La santé, c’est un droit fondamental, un bien commun [8], pas une business pour exploiter, majoritairement des femmes, souvent racisées. Voilà d’ailleurs pourquoi la situation aux États-Unis est particulièrement abjecte : la majorité des soignant·e·s, des malades et des mort·e·s directement touché·e·s par cette pandémie proviennent des mêmes communautés afrodescendantes.

Parallèlement à cette interdépendance sanitaire mondiale morbide qu’induit le néolibéralisme et qui se révèle au Monde entier, le confinement apostrophe un privilège acquis par notre domination coloniale, et dont un large pan de l’humanité ne jouit pas : la liberté de circulation [9]. Notre inconscient colonial se dévoilent à nous comme une claque : nos pauvres touristes sont traité·e·s comme des parias au Maroc… vont-ils/elles pouvoir rentrer? Panique!

À notre tour de la vivre la panique face à des frontières qui nous sont pour la première fois fermées. Ces frontières ne sont plus virtuelles, mais bien réelles, comme pour les réfugiés politiques ou économiques que nous traitons comme des quotas et de la main d’œuvre jetable au fils des saisons qui passent… et se ressemblaient.

Le confinement nous apprend que le télétravail permet de réduire considérablement – collectivement – nos déplacements, et de ce fait, les gaz à effet de serre. Sachant cela, pourrait-on atteindre encore plus rapidement les recommandations du GIEC? Bref, la révolution covidienne est-elle en marche, ou est-ce simplement la Planète qui a repris son souffle?


Notes :

[1] Pour approfondir la comparaison entre Covid-19 et VIH/sida :

Girard, Gabriel. Covid-19 : quelques leçons de la lutte contre le VIH/sida :

https://medium.com/@GbrlGirard/covid-19-quelques-le%C3%A7ons-de-la-lutte-contre-le-vih-sida-1a25a25ba76b

Girard, Gabriel. Face au Covid-19 : les communautés (incertaines) d’une épidémie :

https://medium.com/@GbrlGirard/face-au-covid-19-les-communaut%C3%A9s-incertaines-dune-%C3%A9pid%C3%A9mie-89fc7e0a8cf4

 

[2] Valiante, Giuseppe. Le rôle nouveau des policiers inquiète des experts :

https://www.lapresse.ca/covid-19/202004/15/01-5269506-le-role-nouveau-des-policiers-inquiete-des-experts.php

 

[3] Femmes en lutte 93. 63% de décès en plus cette semaine dans le 93 ! Nous n’oublierons pas :

http://femmesenlutte93.over-blog.com/2020/04/63-de-deces-en-plus-cette-semaine-dans-le-93-nous-en-avons-plein-des-explications.html

 

[4] Syndicat du travail sexuel (STRASS). Claims of sex workers in times of crisis COVID19 :

https://strass-syndicat.org/actualite/revendications-des-travailleurses-du-sexe-en-periode-de-crise-covid19/

 

[5] Dubuc, Pierre. Coronavirus : Ils savaient que ça s’en venait :

https://www.pressegauche.org/Coronavirus-Ils-savaient-que-ca-s-en-venait

 

[6] Tutenges, Robin. Le Covid-19 décomplexe les gouvernements autoritaires (et les autres) :

http://www.slate.fr/story/189468/coronavirus-pandemie-regimes-autoritaires-hongrie-orban-philippines-duterte-israel-netanyahou-chine-jinping

 

[7] Un peu de pub pour ma centrale :

https://ftq.qc.ca/communiques/crise-de-covid-19-salaires-preposees/

 

[8] Batigny, Ludivine : « Le thème des “communs” apparaît central dans les réflexions sur le monde d’après » :

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/16/ludivine-bantigny-le-theme-des-communs-apparait-central-dans-les-reflexions-sur-le-monde-d-apres_6036746_3232.html

 

[9] Diallo, Rokhaya. Migration: quand le stigmate change de camp :

http://www.slate.fr/story/189186/pandemie-coronavirus-expulsions-rapatriements-touristes-etranger-stigmatisation-migration-liberte-circulation