Il s’agit là d’un texte que j’ai écrit au long de l’année 2012 et jamais publié. Il est décousu et hautement critiquable mais reflète bien certains éléments des opinions qui m’animent encore aujourd’hui.
Vous avez dit queer, et radical ?
Le queer est une identité et/ou un ensemble de théories et/ou une idéologie politique se concentrant sur l’anti-normativité, l’anti-oppression et la réflexivité critique [1]. Les queers se sont pensés en opposition à ce qu’est devenu l’establishment gai, à ses modèles dominants, mais aussi en résistance à l’idée même d’identités stables (que ces identités soient hégémoniques ou minorisées), et au projet de normalisation et de contrôle qui leur sont liés. Le queer n’est donc pas homogène, il existe des activistes queers, des théories queers, des mondes queers.
D’après mes observations interactionnistes des mondes queers, en tant qu’organisateur et participant de la Radical Queer Semaine (RQS), militant à PolitiQ-queers solidaires !, et participants aux partys queers, il existe 3 différentes dimensions dans le queer, que la RQS s’attachait à mettre en œuvre. Et selon moi être queer, c’est comprendre et vivre ces 3 dimensions :
– Naître : On n’est pas queer, on le devient. C’est une chose de comprendre que l’on a une identité sexuelle non normative, mais c’est autre chose que de se rendre compte que l’on n’est pas seul, pas seul à être homosexuel et pas gai, pas seul à aller au sauna tout en étant anticapitaliste. Naître queer ou la métaphore de la naissance comme un bébé qui n’est pas seulement le fruit de l’utérus de sa mère, mais qui est, qui naît, dans une communauté. Naître queer, ce n’est plus être le seul queer du village ou du Cégep, c’est être queer collectivement. De ce point de vue, la transmission de connaissance est l’outil par excellence de cette dimension du queer.
– Connaître : Connaître queer, c’est être queer culturellement. Apprendre la diversité et l’intersectionnalité des mondes queers, mais aussi apprendre de soi par l’entre-soi, combler le besoin affinitaire. De ce point de vue, la non-mixité en est l’outil par excellence.
– Reconnaître : Reconnaître queer, c’est être queer politiquement. C’est devenir solidaire des causes des autres queers qui ne sont pas votre queer. C’est mettre au service des autres ses privilèges (quand on en a). De ce point de vue, l’utopique safeRspace en est l’outil par excellence.
Ces 3 aspects interactionnistes s’expliquent par une approche dite radicale, soit aller à la racine des inégalités des rapports sociaux (sexe, genre, orientation sexuelle, race, classe, capital culturel, esthétique, état de santé/habilité physique et mentale). Ainsi dans le queer radical, les rapports sociaux – et notamment le sexe et le genre – sont pensés en continuums. Car les queers ont aussi pris en compte, au-delà des inégalités de sexe et de genre, les personnes pour qui les deux pôles normatifs du sexe, du genre, de l’orientation sexuelle et de l’expression du genre (genderbread person) ne sont pas satisfaisants ou même reconnus : les personnes intersexuées, intergenres (ou genderqueers), transsexuelles, transgenres, androgynes, bispirituelles, etc. Ainsi, penser en continuum et non plus uniquement en pôles bigenristes qui s’affrontent par intérêts divergeant et par domination, c’est la manière queer de lutter politiquement. Lutter contre le monolithisme, l’hégémonie, la misogynie, l’efféminophobie, la transphobie, le phallocentrisme, l’homonationalisme et le consumérisme d’un certain mainstream gai d’un côté ; et la misandrie, la transphobie, l’islamophobie, et l’abolitionnisme prostitutionnel d’une partie des féminismes. Cela afin de prendre en compte pour de vrai le B et le T (et le I ?) des mondes LGBBTTIQQ2A… Prendre en compte celles et ceux qui sont justement oppressé.e.s par le binarisme des cultures matérialistes gaies (au sens propre) et féministes (au sens figuré). Prendre en compte les plus oppressés des minorisés, les marginaux (même s’il reste du chemin à faire pour les personnes intersexuées, malades, vivant avec le VIH, une hépatite et/ou un handicap). Ainsi la transmission de connaissance (naître) et la non-mixité (connaître) sont vues comme des moyens et non une finalité, car sans mixité, pas de solidarité (reconnaître), pas d’allié.e.s, pas de revendications partagées, pas de changement social. Car sur le plan macro-social, la non-mixité divise [les gauches], là où l’on a besoin de convergences [face aux droites unies].
Du point de vue de la lutte des classes encore très prégnante, « le marxisme est probablement le système conceptuel le plus souple et le plus puissant pour analyser l’inégalité sociale. Mais les tentatives de faire du marxisme le seul et unique système d’explication de toutes les inégalités sociales ont été pitoyables. Le marxisme est hautement efficace pour les champs sociaux pour lesquels il a été créé – les relations de classe sous le capitalisme » [2], ni plus ni moins. C’est là les limites du matérialisme pour questionner les enjeux identitaires et sexuels, les relations interethniques, la postcolonialité et le multiculturalisme, et une partie des queers l’ont bien compris. Donc la critique d’un certain féminisme consistant à dire que le queer est feminism free et donc exclut le genre, me semble douteuse [3]. Je crois que le queer est plutôt feminism integrated, mais que contrairement aux matérialismes, il embrasse la fluidité du genre (continnum vs bigenrisme). Au même titre que la lutte aux LGBTphobies et à la putophobie, que l’anti-racisme, que la critique du néolibéralisme, que l’humanisme… le féminisme – ou peut-être en fait l’antisexisme – est une des valeurs queers. Si le féminisme noir et latina a effectivement pensé en premier l’intersectionnalité, la lutte contre le VIH l’a réalisé politiquement. En 2012, l’intersectionnalité n’appartient donc à personne, et le queer revendique effectivement son choix inclusif d’identité parapluie, qui aplanit parfois la domination masculine, car il privilégie la question de la complexité des continuums identitaires, entre auto-attribution et assignation multiples et individualisées. La distribution de bons points ou de cartons rouges par certain.e.s féministes à d’autres queers est insupportable et contre-productif. Car on a affaire à deux présuppositions idéologiques différentes (intersectionnalité à penser vs intersectionnalité intégrée), que je ne considère pas comme fondamentalement opposées, mais plutôt comme politiquement distinctes, car fruit d’une coupure épistémologique, mais pour autant, pas moins solidaires. Ces partis pris idéologiques mettent en œuvre des stratégies distinctes et parfois perçues à tort comme concurrentielles dans le champ militant, alors qu’elles ne font que souligner leurs limites respectives, notamment en termes de position de sujet : qui parle ? De toute manière, le féminisme n’est pas « le lieu privilégié d’élaboration d’une théorie de la sexualité. Le féminisme est la théorie de l’oppression des genres. Supposer par automatisme que cela en fait la théorie de l’oppression de la sexualité montre une incapacité à distinguer le sexe comme genre, d’une part, et le désir érotique, de l’autre » [4]. Queer et féminisme n’ont donc pas le même objet, mais le féminisme a atteint ses limites avant le queer, et on ne peut pas dire que l’institutionnalisation du féminisme ait profité aux femmes les plus vulnérables, minorisées, dominées. Au contraire du queer, le féminisme – en tout cas hégémonique et/ou conservateur/anti-choix/carcéral – s’en prend à ces femmes qui ne conviennent pas à leur modèle universaliste d’émancipation : trop trans, trop putes, trop sexys, trop croyantes, trop stériles, trop mère-porteuses. Et on ne peut pas dire que les courants féministes plus « progressistes » aient pris de front cette problématique, préférant cultiver leur unité institutionnelle, académique voir militante. Le queer radical refuse ces compromissions-là, et les dénoncent sans relâche. Il convient d’ailleurs de rappeler que la plupart des théoricien.ne.s queers sont des théoriciennes féministes pro-sexe qui ne se satisfaisaient pas du réductionnisme matérialiste et des identités réifiées. Les 4 premières éditions RQS ont cumulé 7 ateliers ou activités « féministes », 7 sur le travail du sexe, 6 sur les transidentités, 6 sur le VIH, 3 sur les prisons, 2 sur le handicap, 1 sur l’intersexualité. Il n’y a donc pas de déséquilibre flagrant à propos des questions de sexe/genre dans les mondes queers montréalais.
Les limites queers : pourquoi un safeRspace si c’est pour y entendre de la musique de merde ?
La réponse queer à la mixité pratique qu’appelle l’intersectionnalité théorique, c’est le safeRspace : si l’on veut penser et vivre de manière intersectionnelle, la non mixité n’est en soi plus possible, elle ne peut être qu’un outil éphémère on l’a dit ou des moments/des espaces discriminants parfois vécus comme discriminatoires. Et pour comprendre le safeRspace et ses limites, une ethnographie récente des espaces queers montréalais nous a fournit une belle analyse, que j’appelle l’utopisme hebertien (voir note 1).
Par ailleurs, une des contradictions les plus visibles des espaces queers, c’est celle entre le mode de vie et l’idéologie. On arrive à des oxymores assez surprenants : manifester contre le G20 et payer 90$ pour aller au concert de Lady Gaga qui ouvre un magasin new-yorkais de sa ligne de vêtement et autres gadgets débilitants ? Va-t-on bientôt avoir des Faggity Ass Spring Break Cancun ?
Comment se fait-il que certains queers s’identifient et promeuvent une idéologie politique critique anti-normative tout en écoutant de la musique pop et capitaliste et en adoptant un style de vie bobo ? Loin de moi l’idée de condamner cela. Je suis moi-même bourré de contradiction : je suis anti-néolibéral et pourtant je chausse des Adidas fabriquées en Chine par un ouvrier exploité et je suis propriétaire. J’un un fétiche pour les grosses queues (random). Je mange même du Mac Do quelques fois ! Il faudrait simplement commencer à déconstruire humblement les représentations et les pratiques qui traversent les milieux queers.
Alors, pourquoi de la musique de merde ? Car « les choix esthétiques explicites se constituent souvent en effet par opposition aux choix des groupes les plus proches dans l’espace social, avec qui la concurrence est la plus directe et la plus immédiate et sans doute, plus précisément, par rapport à ceux d’entre ces choix où se marque le mieux l’intention, perçue comme prétention, de marquer la distinction par rapport aux groupes inférieurs […] » [5]. C’est qu’ « il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre » [6]. Peut-être avons-nous là une réponse : assurer la pérennité d’un mode vie bobo, où les valeurs anti-normative sont revendiquées, tout en écoutant de la musique commerciale et en offrant des expositions d’arts visuels alternatifs durant la RQS. C’est toute l’ambivalence boboïste, entre normalisation capitaliste et radicalité idéologique : faîtes ce que je dis, mais pas ce que je fais. Bref, n’écoutez pas cette musique House de merde au Piknic Electronik, mais plutôt le hip-hop SM et cryptolesbien de Rihanna.
En tout cas, nous avons là clairement une autre des limites du queer : une limite contre-culturelle, qui partage sa part d’utopie. Car la notion de contre-culture évoque l’existence de deux blocs sociaux monolithiques avec d’un côté la « Culture » et de l’autre une culture contre, inversée et inversable, par rapport à la première. On ne peut réduire un ensemble macrosocial moderne à une seule forme culturelle, donc la notion de contre-culture est dure à appliquer de manière pertinente. Mais s’ils l’utilisent, c’est surtout parce que les acteurs concernés y voient avant tout sa définition contestataire ; la culture queer est contre-culture car elle critique la culture de masse, la culture « dominante » reflétée par l’hétérosexisme, le cissexisme, le patriarcat et la gainormativité.
En effet, « la posture caractéristique des contre-cultures est leur forte orientation exogène : leur raison d’être se situe dans leur construction alternative, radicalement opposée à d’autres systèmes de représentations (généralement ceux de la « culture dominante »). La contre-culture est intrinsèquement contestataire. Cependant, elle ne constitue pas forcément et complètement une critique développée et structurée de ce qui forme la culture opposée ; en même temps elle peut être un effort rhétorique (autant que pour un marqueur) procédant par l’appréhension de l’image de cette dernière d’une manière unidimensionnelle, en négligeant ses ambiguïtés et ses contradictions, en ignorant la façon dont la contre-culture s’est initialement construite, mais aussi ce qui en subsiste encore » [7].
Mais la réalité contestataire à deux dimensions – politique et artistique – et la position alternative que des groupes peuvent adopter n’est pas uniquement due à une contestation idéologico-artistique radicale et primordiale, mais aussi à une situation structurelle marginalisante. C’est parce qu’on est en présence d’une structuration de l’activité artistique selon un continuum alternatif/normalisation, du point de vue de la nature et du réel des mondes queers qu’on ne peut se satisfaire, d’un point de vue théorique encore, de cette notion de contre-culture.
Cependant, historiquement, il est vrai que les mouvements artistiques et sociaux que l’on a qualifié de contre-culturels, comme le jazz, le rock’n’roll ou le hip-hop, ont tous fini par être normalisés, par se « démocratiser ». En cela, il convient de noter une certaine homologie socio-dynamique entre ces formes artistiques plus anciennes et le queer. Donc si la notion de contre-culture n’est pas satisfaisante pour le chercheur en sciences sociales, elle est du point de vue sémiotique, très signifiante pour ses informateurs et donc une partie des acteurs des mondes queers.
Alors, comment définir ces mondes queers qui développent et donnent à vivre une culture singulière, sans qu’elle soit totalement isolée d’une culture plus globale ou d’autres cultures particulières (on le voit par exemple avec le BDSM ou l’anti-capitalisme). Le « monde de la musique attire dans la mesure où son fonctionnement et ses mythes constituent des références pour ceux qui cherchent des lieux où répondre aux incertitudes de leur situation sociale. Car on se construit avec ce que l’on trouve : on trouve la musique comme un corps de discours, de sens, de pratiques, d’objets, plus ou moins explicités, des lieux et des réseaux vers lequel on peut se diriger quand surviennent des interrogations sur son identité sociale. […]. Il se constitue par la quête des émotions esthétiques neuves : ce qu’on sait et ce qu’on imagine d’une musique, ce dans quoi on s’engage quand on découvre les vertus d’une sonorité. Elle y rencontre naturellement la drogue quand celle-ci est au centre des pratiques et des thèmes d’un milieu musical. Dans sa recherche systématique de l’innovation, la musique populaire fait découvrir des mondes ; dans ses modes de diffusion, elle fait voir ou met en scène des milieux ou des sous-cultures qui vivent une vie extraordinaire hors des conventions sociales » [8].
Justement, la notion de sous-culture, traduction du terme américain subculture développé par Ulf Hannerz (1992), nous paraît être plus appropriée pour objectiver le queer, car prise dans le sens de cet auteur, elle ne réduit pas la réalité sociale observable à de simples blocs socioculturels indépendants les uns des autres. Mais « la notion de sous-culture est ambiguë. Il existe une pente qui mène vers l’interprétation tribale de la sous-culture, vue comme un ensemble fermé sur lui-même, et une autre privilégie l’aspect bricolage et refuse la systématicité en arguant des cercles, des idéologies et des observateurs qui produisent ces sous-cultures. Mais, même si l’on récuse le caractère systématique des sous-cultures, elles condensent à certains moments les caractéristiques de certains groupes. » [9] « En tant que phénomène collectif, une sous-culture s’inscrit dans des relations sociales particulières, ou une série de relations. Mais elle n’inclut pas nécessairement tous les aspects de l’ensemble de représentations à l’intérieur de ce segment relationnel de la structure sociale ; seulement ce qui est plus ou moins distinctif dans celui-ci, en contrastant avec l’ensemble de représentations ailleurs dans la même société » [10].
Dans ce sens, le queer peut être définis comme une sous-culture, puisqu’il met bien en avant, au travers de la culture anti-normative qu’il véhicule, des représentations en contraste (en contestation) avec des représentations plus générales de la société globale ou d’autres groupes socioculturels de cette société (pensons aux « gais mainstream »). Ils développent et revendiquent avant tout des conventions et des pratiques dans ce qu’elles ont de distinctives, même si on l’a vu, on ne peut pas réduire ces mondes à une structure uniquement alternative : « La sous-culture est définie, d’une façon minimale, par le niveau de ses relations et de ses situations sociales particulières » [11].
Le queer, qui a un niveau assez conséquent de situations et de relations sociales particulières (on pense notamment au sexe-partys), forment bien une sous-culture. Il se pose alors le problème de frontière culturelle. Il est facile d’observer, dans les relations sociales, ce qui distingue la culture anglo-saxonne de la culture latine par exemple. Chacun d’entre nous qui a vécu dans un autre pays, ressent facilement ces frontières culturelles, sans pour autant pouvoir les délimiter. Qu’en est-il d’une sous-culture ?
« Il semble généralement que les frontières sous-culturelles soit par nature plus souvent floues que précises – excepté dans ces cas où les formes culturelles sont interprétées comme des emblèmes de distinction sociale, des marqueurs identitaires, dans le cas où les alternatives de catégories ou d’adhésion au groupe ne doivent pas être trop confus » [12]. Il suffit de penser par exemple au rôle que joue la vêture dans les mondes queers pour comprendre que les formes culturelles qu’ils développent (RQS) à travers toutes leurs réalités (sociale, esthétique et expérimentale) sont en fait des emblèmes, des marqueurs identitaires qui formalisent les frontières de cette sous-culture. D’autant que ces frontières sous-culturelles sont aussi reconnues comme telles (et même comme des barrières quelquefois) par des individus extérieurs à ces mondes queers : aujourd’hui, quand on parle de « queer » à un montréalais, il sait de quoi il s’agit, et il a même tout un système de prénotions à son encontre pour le définir.
En fin de compte, il convient de citer encore une fois Hannerz qui, avec cette dernière réflexion, induit quelques développements de notre dernière partie : « Nous avons tendance à supposer que les sous-cultures sont des sortes d’évolutions spécifiques à partir d’une base générale traditionnelle. Historiquement, comme les circonstances changent et comme les groupes d’héritages culturels variés y sont différentiellement entraînés, les sous-cultures contemporaines peuvent simplement être le fruit de sous-cultures plus âgées » [13]. Pensons à la notion de safeRspace par exemple, ou à l’emploi de classiques du rock alternatif dans les partys queers pour démontrer cette réalité des sous-cultures dans le cas qui nous concerne.
Vers le post-queer ?
Force est de constater un certains nombres de limites dans les mondes militants :
À force de dénoncer les privilèges des autres sans jamais parler des siens et de la manière dont on s’arrange avec dans notre vie quotidienne et nos pratiques politiques… [la victimisation mal placées quoi]
À force de critiquer le militantisme queer en lui faisant des procès en légitimité et en invalidant sa force radicale, intersectionnelle et solidaire, au prétexte que ses activistes s’approprieraient les oppressions des autres… [continuez donc à diviser la gauche]
À force de faire de la sociologie de bibliothèque sans jamais expliciter sa position de sujet vis-à-vis de l’objet que l’on prétend étudier… [beaucoup d’universitaires me gonflent]
Et tout cela bien évidemment sans jamais proposer de solutions concrètes… [on est tellement bien à Montréal]
Et bien, on devient un intellectualiste aveuglé par sa raison… [déconnecté de la réalité… tu sais les employées migrantes qui bossent dans nos services de garde par exemple]
On se vautre dans la philosophie de comptoirs… [fuck the police !]
On se mute en l’activiste qui ne milite que pour se faire valoir et qui passe son temps à hiérarchiser les oppressions… [c’est la faute au capitalisme]
Et en attendant, les putes, les trans, les séropos, les toxicos, les autochtones, les migrant.e.s, etc. ont plus que jamais besoin d’allié.e.s !
Cela dit, voilà plus de 20 ans maintenant que les théories queers ont pris leur place dans les réseaux académiques, artistiques, militants et sociaux. Or le queer peine à mettre en œuvre sa pertinence analytique en vue d’un véritable changement social. Obsédé par l’émancipation identitaire (quasi-existentialiste), il a atteint ses limites : procès en légitimité permanent, privilège bourgeois de citoyen.ne.s éduqué.e.s vivants dans les démocraties occidentales, mode de vie individualiste et consumériste, normalisation voire institutionnalisation.
Nous devons donc passer à une ère post-queer. Pas contre le queer, mais « où le « post » doit être compris non comme une étape sur un axe temporel mais comme un sursaut critique réflexif » [14], afin de mobiliser réellement entre autres les queers autour du changement social, comme ils se mobilisent autour de leurs dance-partys. Et cela en constituant des collectifs affinitaire, activiste, intellectuel, critique, humoristique, post-queer et solidaire.
Affinitaire, car à force de militer dans des groupes dits inclusifs, il faut se rendre compte que peu se fait… Que l’inclusion – aussi légitime et louable soit-elle – ne fait au bout du compte que limiter, ralentir voire rendre impossible l’action, à cause d’un manque de connaissance des profanes qu’on cherche à inclure, et du dogme « ne pas parler au nom des personnes concernées ». Mais affinitaire du point de vue politique et pas [forcément] identitaire (même si cela pourrait arriver pourquoi pas). Affinitaire mais pas non-mixte ni obligatoirement inclusif. C’est le projet et le changement social, juridique ou législatif voulu qui devrait guider l’action militante. Car face au retour en force des idées conservatrices et naturalistes, on ne peut plus temporiser pour agir ! Il faut impérativement redevenir réellement activiste ! Pour cela, il convient de revenir vers un mode de militance intellectuel et critique, en repensant le sexuel, en dépassant le clivage constructivisme/matérialisme et la performativité butlerienne, en refusant tout dogmatisme idéologique, en étant solidaire, c’est-à-dire en mettant toujours au cœur de nos actions et de nos réflexions l’expertise des premier.e.s concerné.e.s, l’analyse de tous les rapports de pouvoirs et d’oppressions, la neutralité axiologique, le soutien des plus marginalisé.e.s d’entre-nous et le droit universel à l’indignation. Mais sans préjugés sur la position de sujet des un.e.s et des autres, sur leurs identités revendiquées ou assignées, et sans (auto-)censure. Le féminisme et le queer sont des outils d’analyse politique et d’émancipations identitaires incontournables et utiles, mais deviennent problématiques sinon liberticides dès lors qu’ils sont des outils idéologiques et qu’ils dérivent vers le communautarisme grégaire, ne répondant qu’à la défense de leurs seuls intérêts en essentialisant les Autres.
Pour cela, seul le parti-pris post-queer nous permettra d’aller de l’avant. Parce que nous voulons rester ouverts et constructifs en militant et en voyageant, même si nous sommes conscient.e.s que nous sommes plus efficaces dans la relation d’aide et en exerçant les métiers qui s’y rapportent, que comme étudiant.e critique dans une conférence entre initié.e.s qui s’auto-congratulent ou comme militant.e.s qui confondent engagement politique et thérapie de groupe. Le changement social ne se produit pas grâce aux militant.e.s qui soulagent leurs frustrations à coup de slogan et de stigmatisation des allié.e.s (aussi maladroit.e.s sont-ils/elles)… mais par convergences. Si s’approprier les oppressions des autres signifie appréhender, ressentir, comprendre, soutenir, aider, défendre et soulager les plus faibles et minorisé.e.s d’entre-nous, mettre à leurs services nos privilèges, et bien nous sommes prêts à les en exproprier : et oui, il faut aussi être humoristique !
[1] Hébert, Billy. (2012). Queer Spaces in Montreal: Sites of utopian Sociality and Terrains of Critical Engagement. Mémoire de maîtrise en anthropologie sociale et culturelle, Université Concordia, Montréal.
[2] Rubin, Gayle. (2010). Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe. Paris : Éd. Epel, p. 205
[3] Goodloe, Amy. (1994, 2009). Lesbian-Feminism and Queer theory: Another “battle of the sexes”?: http://amygoodloe.com/papers/lesbian-feminism-and-queer-theory-another-battle-of-the-sexes/
[4] Rubin, Gayle. (2010). Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe. Paris : Éd. Epel, p. 202
[5] Bourdieu, Pierre. (1979). La distinction : critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit, p.64
[6] Ibid., p.60
[7] Hannerz, Ulf. (1992). Cultural Complexity: Studies in the Social Organization of Meaning, p.80
[8] Mignon, in Ehrenberg, 1991, p.105
[9] Ibid.
[10] Hannerz, Ulf. (1992). Op. cit., p.71
[11] Ibid., pp.71/72
[12] Ibid., p.74
[13] Ibid., p.81
[14] Bourcier, Marie-Hélène. (2011). Queer Zones 3. Identités, Cultures, Politiques. Paris : Éd. Amsterdam, p.121.