C’est queerement plaisant de voir comment le microcosme féministe québécois se « lamente » depuis que le gouvernement Marois a présenté son projet de Charte des « valeurs québécoises ». En effet, on entend et lit ici ou là, que le mouvement féministe ne devrait pas se désunir, que la Charte provoque une division au sein des ses militantes (et militants). Alors il convient de rappeler quelques faits :
– Les désaccords au sein du féminisme (sic !) ne datent pas d’hier. Ils ont toujours été d’actualité : universalisme, voile islamique, travail du sexe/prostitution, hyper-sexualisation, pornographie, transidentités, homosexualité, bisexualité, pilule contraceptive, avortement, féminité hégémonique, parité, allaitement, procréation médicalement assistée, gestation pour autrui, etc. On oublie trop souvent que toutes les féministes n’étaient pas pro-avortement ou homophiles, et qu’il existe encore des féministes transphobes, islamophobes, anticléricales, misandres et putophobes ! Après tout, le féminisme n’est pas une secte, la haine et les discriminations ne sont malheureusement pas l’apanage des hommes ou des croyant.es.
– Même parmi les féministes et les femmes en général, il existe des rapports de pouvoir et de domination, des intérêts divergents, articulés depuis bien longtemps sur la « race » et l’origine ethnique, la classe sociale, la définition du genre ou de l’identité de genre, la sexualité, la culture et la subjectivité. Les femmes ne jouissent certes pas du privilège masculin et sont encore victimes d’une domination masculine structurelle, mais elles détiennent pour la plupart d’entre elles d’autres privilèges que celui-là (en tout cas en Occident bien évidemment). Être minorisé, dominé, infériorisé et discriminé n’a jamais empêché par ailleurs de discriminer, inférioriser, dominer, minoriser…
– L’analyse marxienne fondatrice des féminismes – à savoir une classe des femmes homogène et unie, mue par des intérêts distincts voire contradictoires à une classe des hommes homogène et unie exerçant un pouvoir hégémonique – est partielle donc partiale. Le « sexage », toute catégorie d’analyse matérialiste indispensable qu’il soit, n’en est pas moins insuffisant pour comprendre la réalité intersectionnelle de la domination masculine toujours insérée dans d’autres rapports sociaux. Un détour par l’épistémologie des études féministes démontre amplement qu’en 2013, le féminisme n’est plus : il n’existe que des féminismes, en fait peut-être autant que de féministes et des diverses représentations qui les structurent.
– L’égalité homme-femme, l’idéal féministe, n’est plus une baby-boomeuse vertu, ni d’ailleurs le monopole des féministes ou des femmes. Elle a été intégrée par une majorité de nos concitoyennes et de nos concitoyens comme une variable de justice sociale. Elles/ils peuvent s’en prévaloir autant que d’autres valeurs humanistes comme l’interdiction du travail infantile et de la pédophilie, l’antiracisme ou la lutte à l’homophobie. Du coup, les discours féministes ne peuvent plus se prévaloir de la même légitimité politique qu’auparavant sur ce thème. Intégrés dans le processus intersubjectif que constitue la modernité mondialisée, ils sont des outils de pouvoir symbolique comme les autres, avec leurs potentielles dérives totalisantes. Les féminismes ne sont plus seulement que des objets d’émancipation et d’égalité forcément vertueux, des valeurs progressistes, ils sont aussi devenus des sujets de droit et de ségrégation, des opinions politiques servant à invalider l’adversaire philosophique.
Les féministes et les féminismes ont entre elles/eux des partis-pris paradigmatiques tellement différents voire opposés, qu’elles/ils ne seront jamais uni.es, et toujours traversé.es par des débats politiques qui dépassent les seuls rapports sociaux de sexe/genre. Il parait donc au moins savamment hypocrite, au pire faussement angélique, de feindre découvrir ces divisions historiques. S’il est par contre certainement salutaire de faire (ré)apparaitre l’apparent statu quo féministe (blanc) – parfois cultivé sciemment – bloquant l’avancement des droits des groupes de femmes les plus marginalisées – notamment celles qui détiennent moins ou aucuns des privilèges des féministes hégémoniques – il serait bon que ce débat sur la Charte des « valeurs québécoises » ne dérive pas d’une idée nombriliste de quelques politicien.nes souverainistes calculateurs/rices, vers le seul nombril des féministes dont la légitimité est en fait toute relative. Il s’agit là d’un débat de société qui dépend de tous les nombrils québécois, « de souche » ou pas, « vertueux » ou non, pro-sexe peut-être.