Plus de criminalisation, plus de marginalisation : les décisions de la Cour Suprême canadienne sur le non-dévoilement du VIH créent une sous-classe virale

[Traduction libre pour l’association Warning d’un communiqué d’Aids Action Now! (Toronto : http://www.aidsactionnow.org/?p=975), 12 novembre 2012 : http://www.thewarning.info/spip.php?article374]

Voici notre deuxième article sur les récentes décisions de la Cour Suprême du Canada sur la criminalisation du non-dévoilement de séropositivité au VIH. Voir ici le premier [1 ], dans lequel nous décrivons les impacts négatifs et pervers de ces jugements pour les femmes vivant avec le VIH. Les décisions des cas Mabior et DC [2], en plus d’enchâsser le stigmate du VIH dans la règle du droit, exigent une réflexion sur l’accès aux soins pour les personnes vivant avec le VIH au Canada. Nous croyons fermement que ces décisions ne seront pas seulement un désastre pour les femmes, mais qu’elles auront un impact négatif et disproportionné sur les personnes vivant avec le VIH marginalisées et précaires, et qui n’ont pas accès à des soins de santé de grande qualité.

Dans les cas Mabior et DC, la Cour a établit un critère légal de risque ridicule, basé sur une possibilité réaliste de transmission du VIH. Ce critère pourrait être parfaitement décrit comme de la « mauvaise science-fiction », obligeant les personnes à dévoiler leur statut VIH positif à leurs partenaires sexuels, à moins qu’elles aient une charge virale basse et qu’elles aient utilisé un préservatif pendant les rapports sexuels. Ce critère crée de fait une distinction légale entre deux groupes de personnes vivant avec le VIH – celles avec une charge virale plasmatique « basse », et celles avec une charge virale « plus haute que basse ». Pas sûr de comprendre ce que cela signifie ? Nous non plus. En vertu de la décision de la Cour, le groupe « plus haut que bas » fait face à une incertitude exacerbée à propos de ses obligations légales, et à une menace supplémentaire en termes de criminalisation.

La Cour a fusionné deux stratégies de prévention du VIH, chacune d’elles très efficaces pour prévenir la transmission du VIH, en un seul critère de risque. Le résultat ? La Cour Suprême a consacré une prétendue ligne directrice de prévention qui est aussi risible qu’inconciliable avec n’importe quelle approche éducative de prévention crédible que l’on retrouve partout dans le Monde. Malgré l’évidence médicale selon laquelle le préservatif, correctement utilisé, empêche la transmission du VIH – ce qui structure la lutte contre le VIH depuis 30 ans – les personnes avec une charge virale plus haute que basse auront du mal à se défendre elles-mêmes contre des accusations criminelles fondées sur leur non-dévoilement de séropositivité au VIH. Nous savons aussi, grâce à un vaste corpus de preuves scientifiques, que les traitements contre le VIH réduisent de façon significative le risque de transmission sexuelle du VIH entre deux personnes. On considère un traitement du VIH comme « efficace » lorsqu’il réduit la charge virale à un niveau indétectable (moins de 50 copies par millilitres de sang). Avoir une charge virale basse ou indétectable réduit considérablement les dégâts que le virus peut produire sur le corps et offre les conditions optimales pour permettre aux personnes séropositives une santé robuste. Pour de nombreuses personnes vivant avec le VIH, prendre un traitement contre le VIH leur permet d’atteindre une charge virale basse ou indétectable, ce qui réduit de manière significative, et dans certains cas élimine effectivement la possibilité qu’elles transmettent le virus.

Le critère « charge virale basse plus préservatifs » de la Cour Suprême, en soi injuste, exige que nous creusions plus profondément dans les réalités de la vie avec le VIH. Et de se demander comment la décision est susceptible de jouer sur les personnes vivant avec le VIH, notamment les plus marginalisées. Il s’agit d’une question cruciale pour ceux d’entre nous qui pensent que l’État à un rôle à jouer pour la promotion de la santé et du bien-être, pour l’équité dans les programmes/services de santé et les droits humains. Pourquoi certaines personnes sont-elles capables de contrôler le VIH (que ce soit à un niveau faible ou indétectable) et d’autres non ? Y’a-t-il des personnes qui reçoivent des soins et des traitements VIH sous-optimaux ? Les réponses à ces questions sont-elles biomédicales ou, comme c’est si souvent le cas dans la dynamique de l’épidémie de VIH, le produit d’inégalités sociales et économiques provoquées par les structures marginalisantes de notre société ?

Nous avons accès à un système de santé universel. Mais dans les faits, c’est plus théorique que réel. Alors que la Loi canadienne sur la santé proclame l’accès universel aux services médicaux, cela n’aboutit pas à une égalité pratique dans l’accès aux soins de santé pour tous dans chaque province ou chaque région, et en tout cas ne garantit pas pour un accès universel systématique aux soins pharmaceutiques. Le traitement du VIH reste une tâche compliquée. Certaines personnes, malgré des tentatives de protocoles de traitement différents, ne peuvent pas atteindre une charge virale indétectable  – leurs corps ne marchent pas ainsi. Même si ce n’est pas idéal, les spécialistes du VIH s’en arrangent en tout temps, et ont un certain nombre de stratégies pour travailler avec les patients afin qu’ils puissent être en bonne santé – en dépit d’une charge virale détectable.

Cependant, beaucoup plus de gens n’ont pas atteint « un traitement optimal du VIH » parce qu’ils n’ont pas accès à un traitement cohérent, si elles y ont accès tout court. Atteindre une charge virale indétectable exige des personnes vivant avec le VIH qu’elles prennent (« adhère ou observe ») leurs traitements au moment où ils sont prescrits et tels que prescrits. Cela peut être difficile pour de nombreuses raisons – du défi de prendre des médicaments qui, pour beaucoup, ont de sévères effets indésirables, à l’assurance que la pharmacie de leur quartier aura même assez de médicaments à leur dispenser quand vient le temps de renouveler les ordonnances. À l’ère post-Mabior, une charge virale basse ou indétectable est de fait un seuil déterminant pour l’égalité des citoyens devant la loi. Les personnes vivant avec le VIH qui ne peuvent atteindre ce niveau médical sont aujourd’hui menacées par la criminalisation d’une façon qu’ignorent leurs pairs indétectables ou bas.

Nous n’avons pas une image complète sur le nombre de personnes séropositives au Canada qui reçoivent un traitement anti-rétroviral. Nous ne savons pas non plus combien d’entre elles ont atteint une charge virale indétectable. Mais nous savons à quel point les personnes vivant avec le VIH déjà fortement marginalisés expérimentent d’importantes barrières dans l’accès aux traitements et par conséquent, ne sont pas en mesure d’atteindre une charge virale indétectable. De récentes recherches ont montré ce que beaucoup d’entre nous qui travaillons dans ce domaine connaissent depuis longtemps :

• Les personnes vivant avec le VIH itinérantes ou mal logées se voient souvent refuser un traitement et, quand elles y ont accès, vivent un véritable défi pratique pour y adhérer.

• Les personnes qui consomment des drogues se voient souvent refuser un traitement par des médecins qui présument qu’ils ne sont pas en mesure d’y adhérer correctement.

• Les détenus éprouvent souvent des interruptions de traitement lorsque les pharmacies carcérales sont en rupture de stock, ou ils ne reçoivent pas de traitement en temps voulu durant leurs transferts ou les confinements punitifs dans leurs cellules.

Autrement dit, les gens qui éprouvent des obstacles dans l’accès au traitement et par conséquent, font face à des défis importants pour atteindre une charge virale indétectable, sont les personnes vivant avec le VIH qui sont déjà criminalisées et marginalisées.

Le jugement de la Cour Suprême augmente le fardeau qui pèse sur ces personnes vivant avec le VIH – en ajoutant une menace supplémentaire de poursuites pénales. Pendant ce temps, que fait-on pour créer de nouveaux programmes élargissant leur accès au traitement, aux soins de santé, au logement et aux autres services sociaux ?

En produisant ce jugement méprisable, la Cour Suprême a non seulement stigmatisé encore plus les personnes vivant avec le VIH, mais elle les a divisé en deux classes : celles dont le système immunitaire est « adéquatement » réactif et qui ont accès au traitement et aux services de santé versus celles qui n’ont pas tout ça. Si une leçon parmi tant d’autres est à retenir, c’est que nous devons continuer notre lutte pour la santé et les droits de toutes les personnes vivant avec le VIH, en particulier celles qui sont déjà marginalisées par nos institutions et pratiques sociales profondément inégalitaires, catégoriques et injustes.

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Notes :

[1] http://www.aidsactionnow.org/?p=943.

[2] « M. Mabior a été accusé de neuf chefs d’agression sexuelle grave pour la non-divulgation de son statut sérologique à ses multiples partenaires. Ce qui était intéressant d’un point de vue juridique, attendu les questionnements dans la communauté, est qu’il a parfois utilisé des condoms et sa charge virale était parfois indétectable, ce qui devrait permettre aux tribunaux de mieux clarifier les questions. Aucune des partenaires de M. Mabior n’a été infectée. Trouvé coupable de six des chefs d’accusation, il a porté la décision en appel à la Cour d’appel du Manitoba, qui l’a acquitté sur quatre des chefs, où il a utilisé un condom ou a eu une charge virale indétectable. La Couronne a porté cette décision en appel à la Cour suprême du Canada.

Mme. DC a été accusée de voies de fait graves et d’agression sexuelle grave concernant une seule relation sexuelle avant de divulguer son statut sérologique à son partenaire. Cet homme a déposé sa plainte quatre ans après l’incident dans le contexte de son propre procès pour violence conjugale lors de leur séparation. Notons que les deux ont poursuivi une relation pendant quatre ans après le divulgation du statut sérologique de la femme. (Notons en plus que le plaignant a été trouvé coupable de violence conjugale, mais a mérité une absolution inconditionnelle après avoir exposé la plainte qu’il avait déposée à l’égard de sa victime. Je pourrais poursuivre cette question, mais je me retiens pour ne pas perdre le fil du sujet actuel.) Elle a dit qu’il y avait utilisation d’un condom et il l’a nié. Il n’a pas été infecté au VIH. Trouvée coupable suite à un exercice extraordinaire du juge pour conclure qu’il n’y avait pas de condom, la Cour d’appel du Québec l’a acquittée, citant sa charge virale indétectable lors de l’incident, mais maintenant la conclusion du juge de première instance quant à l’absence du condom. La Couronne l’a porté en appel à la Cour suprême du Canada. »

(Lire l’article de Ken Monteith : http://talktothehump.blogspot.ca/2012/10/liberation-tres-conditionnelle.html).