Sur le harcèlement et les pervers narcissiques : explications

[6 septembre 2012]

Dédicace à celles et ceux qui ont un jour invalidé ma souffrance et mon statut de victime, mais surtout à Émilie et Elie qui ont su me faire comprendre que j’étais véritablement une victime (love you both).

Extraits d’Hirigoyen, Marie-France. (1998). Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris : La Découverte et Syros, 251 p.

« Tout individu « normalement névrosé » présente à certains moments des comportements pervers, par exemple dans un moment de colère, mais il est aussi capable de passer à d’autres registres de comportements (hystérique, phobique, obsessionnel…), et ses mouvements pervers sont suivis d’un questionnement. Un individu pervers est constamment pervers ; il est fixé dans ce mode de relation à l’autre et ne se remet en question à aucun moment. Même si sa perversité passe inaperçue en certain temps, elle s’exprimera dans chaque situation où il aura à s’engager et à reconnaître sa part de responsabilité, car il lui est impossible de se remettre en question. Ces individus ne peuvent exister qu’en « cassant » quelqu’un : il leur faut rabaisser les autres pour acquérir une bonne estime de soi, et par là même acquérir le pouvoir, car ils sont avides d’admiration et d’approbation. Ils n’ont ni compassion ni respect pour les autres puisqu’ils ne sont pas concernés par la relation. Respecter l’autre, c’est le considérer en tant qu’être humain et reconnaître la souffrance qu’on lui inflige. » (p.10)

« Une personne qui a subi une agression psychique telle que le harcèlement moral est réellement une victime, puisque son psychisme a été altéré de façon plus ou moins durable. Même si sa façon de réagir à l’agression morale peut contribuer à établir une relation avec l’agresseur qui se nourrit d’elle-même et à donner l’impression qu’elle est « symétrique », il ne faut pas oublier que cette personne souffre d’une situation dont elle n’est pas responsable. » (p.15)

« Trop de proximité peut faire peur et, par là même, ce qui va faire l’objet de la plus grande violence est ce qui est de plus intime. Un individu narcissique impose son emprise pour tenir l’autre, mais il craint que l’autre ne soit trop proche, ne vienne l’envahir. Il s’agit donc de le maintenir dans une relation de dépendance ou même de propriété pour vérifier sa toute-puissance. Le partenaire englué dans le doute et la culpabilité ne peut réagir. » (p.22)

« La prise de conscience de la manipulation ne peut que mettre la victime dans en état d’angoisse terrible qu’elle ne peut évacuer puisqu’elle n’a pas d’interlocuteur. En plus de la colère, les victimes à ce stade éprouvent de la honte : honte de n’avoir pas été aimées, honte d’avoir accepté ces humiliations, honte d’avoir subi. » (p.29)

« Un des moyens de se débarrasser de cette pulsion de mort interne consiste à la projeter à l’extérieur sur quelqu’un d’autre. Certains individus pratiquent ainsi un clivage entre les « bons » et les « mauvais ». Il ne fait pas bon être dans le camp des mauvais. » (p.38)

« Chez le pervers, l’amour doit être clivé et entouré de haine. » (p.39)

« Les victimes se défendent mal, surtout si elles se croient à l’initiative de la séparation, ce qui est souvent le cas, leur culpabilité les porte à se montrer généreuses espérant ainsi échapper à leur prédateur. » (p.40)

« Pour ne pas se laisser impressionner, il faut que le partenaire n’ait aucun doute sur lui-même ou sur les décisions à prendre, et ne tienne pas compte des agressions. Cela oblige à être sans arrêt sur le qui-vive dans les contacts avec l’ex-conjoint. » (p.41)

« Le paradoxe de la situation est que les pervers mettent en place une emprise d’autant plus forte qu’ils luttent eux-mêmes contre leur peur du pouvoir de l’autre – peur quasi délirante lorsqu’ils représentent cet autre comme supérieur. » (p.115)

« L’emprise n’est en général pas apparente pour des observateurs extérieurs. Même devant certaines évidences, ils sont aveuglés. Les allusions déstabilisantes n’apparaissent pas comme telles pour qui ne connaît pas le contexte et les sous-entendus. C’est lors de cette phase que ce met en place un processus d’isolement. La position défensive à laquelle est acculée la victime l’amène à des comportements qui agacent l’entourage. Elle devient acariâtre ou geinarde ou obsessionnelle. De toute façon, elle perd sa spontanéité. L’entourage ne comprend pas et est entraîné dans un jugement négatif de la victime. » (p.116)

« Cette illustration de la notion d’ « incestualité » définie par Racamier montre à quel point la limite est floue entre perversion morale et perversion sexuelle. Dans les deux cas, on utilise l’autre comme objet. » (p.132)

« Là où le pervers narcissique excelle, c’est dans l’art de monter les gens les uns contre les autres, de provoquer des rivalités, des jalousies. Cela peut se faire par allusions, en insinuant le doute […], ou bien en révélant les propos de l’un sur l’autre […], ou, par des mensonges, en plaçant les gens en rivalité. » (p.134)

« À chaque fois que le pervers narcissique exprime consciemment des besoins de dépendance, il s’arrange pour qu’on ne puisse pas le satisfaire : soit la demande dépasse les capacités de l’autre et le pervers en profite pour pointer son impuissance, soit la demande est faite à un moment où l’on ne peut y répondre. » (p.137)

« […] quand le pervers a trouvé un autre partenaire potentiel et essaie de pousser le précédent en accentuant sa violence. » (p.139)

« Dans son souci d’obtenir un échange à tout prix, l’autre s’expose. Plus il s’expose, plus il est attaqué, et plus il souffre. Le spectacle de cette souffrance est insupportable au pervers, qui renforce ses agressions pour faire taire sa victime. Lorsque l’autre révèle ses faiblesses, elles sont immédiatement exploitées contre lui par le pervers. » (p.140)

« Quand il justifie cette haine, c’est par une persécution de l’autre, qui le placerait lui en état de légitime défense. Comme chez les paranoïaques, apparaissent alors chez lui des idées de préjudice ou de persécution, une anticipation sur les réactions de défense attendues amenant à des conduites délictueuses, et un fonctionnement procédurier. Tout ce qui ne va pas est la faute des autres qui sont unis dans un projet contre lui.

Par un phénomène de projection, la haine de l’agresseur est à la mesure de la haine qu’il imagine que sa victime lui porte. Il la voit comme un monstre destructeur, violent, néfaste. Dans la réalité, la victime, à ce stade, n’arrive à éprouver ni haine ni colère, ce qui pourtant lui permettrait de se protéger. L’agresseur lui attribut une intentionnalité mauvaise et il anticipe en agressant le premier. La victime est de toute façon coupable, en permanence, de délit d’intention.

Cette haine, projetée sur l’autre, est pour le pervers narcissique un moyen de se protéger de troubles qui pourraient être plus grands, du registre de la psychose. » (p.141)

« Dans ce processus, chacun a peur de l’autre : l’agresseur craint la toute-puissance qu’il imagine chez sa victime ; la victime craint la violence psychique mais aussi physique de son agresseur. » (p.142)

« Si la victime réagit et cesse par là même de se comporter en objet docile, elle est considérée comme menaçante ou agressive. Celui qui était au départ initiateur de la violence se pose en victime. La culpabilité interrompt la réaction défensive de la victime. Toute réaction d’émotion ou de souffrance entraîne, chez l’agresseur, une escalade de violence ou une manœuvre de diversion (indifférence, fausse surprise…).

Le processus qui se met en place ressemble à un processus phobique réciproque : la vision de la personne haïe provoque chez le pervers une rage froide ; la vision de son persécuteur déclenche chez la victime un processus de peur. » (p.144)

« Si l’autre a suffisamment de défense perverses pour jouer le jeu de la surenchère, il se met en place une lutte perverse qui ne se terminera que par la reddition du moins pervers des deux. » (p.145)

« Ils « ne font pas exprès » de faire mal, ils le font parce qu’ils ne savent pas faire autrement pour exister. Ils ont eux-mêmes été blessés dans leur enfance et essaient de se maintenir aussi en vie. Ce transfert de douleur leur permet de se valoriser aux dépens d’autrui. » (p.152)

« Les pervers ne s’intéressent pas aux émotions complexes des autres. Il sont imperméables à l’autre et à sa différence, sauf qu’ils ont le sentiment que cette différence peut les déranger. » (p.156)

« Les pervers narcissiques tendent à se présenter comme des moralisateurs : ils donnent des leçons de probité aux autres. En cela ils sont proches des personnalités paranoïaques. » (p.163)

« La prise de pouvoir des paranoïaques se fait par la force tandis que celle des pervers se fait par la séduction – mais quand la séduction ne marche plus, ils peuvent recourir à la force. La phase de violence est en elle-même un processus de décompensation paranoïaque : l’autre doit être détruit parce qu’il est dangereux. Il faut attaquer avant d’être soi-même attaqué. » (p.163/164)

« Si ce mécanisme est efficace, la haine projetée sur une cible devenue proie suffit à apaiser les tensions intérieures, ce qui permet au pervers de se montrer d’une compagnie agréable par ailleurs. D’où la surprise ou même le déni des personnes qui apprennent les agissements pervers d’un proche qui n’avait jusqu’alors montré que sa face positive. Les témoignages des victimes ne paraissent pas crédibles. » (p.164)

« Pourquoi a-t-elle était choisie ?

Parce qu’elle était là et que, d’une façon ou d’une autre, elle est devenue gênante. Elle n’a rien de spécifique pour l’agresseur. C’est un objet interchangeable qui était là au mauvais/bon moment et qui a eu le tort de se laisser séduire – et parfois celui d’être trop lucide. Elle n’a d’intérêt pour le pervers que lorsqu’elle est utilisable et qu’elle accepte la séduction. Elle devient un objet de haine dès qu’elle se dérobe ou qu’elle n’a plus rien à donner. » (p.166)

« Mais le fonctionnement pervers consiste à éteindre toute trace de libido. Or la libido, c’est la vie. Il faut donc éteindre toute trace de vie, tout désir, même celui de réagir. » (p.169)

« La victime idéale est une personne consciencieuse ayant une propension naturelle à se culpabiliser. En psychiatrie phénoménologique, ce type de comportement est connu et décrit, par exemple par Tellenbach, psychiatre allemand, comme un caractère pré-dépressif, le typus melancolicus. Ce sont des personnes attachées à l’ordre, dans le domaine du travail et des relations sociales, se dévouant pour leurs proches et acceptant peu que les autres leur rendent service. Cet attachement à l’ordre, ce souci de bien faire conduisent ces personnes à assumer une masse de travail supérieure à la moyenne, […].

Les prédépressifs gagnent l’amour de l’autre en donnant, se mettent à disposition de l’autre, et éprouvent une grande satisfaction à leur rendre service ou à leur faire plaisir. Les narcissiques en profitent. » (p.171/172)

« Ce fonctionnement totalisant est le même chez l’agresseur et l’agressé. Dans les deux cas, il existe une exacerbation des fonctions critiques, envers l’extérieur pour les pervers, envers soi-même pour les victimes. » (p.173)

« On pourrait dire que les victimes potentielles sont porteuses d’une mélancolie partielle avec, d’un côté, un point douloureux qui peut être lié à un traumatisme infantile et, de l’autre, une vitalité très grande. Les pervers ne s’attaquent pas à la part mélancolique mais à la part vivante, à la vitalité qu’ils perçoivent et essaient de s’approprier.

Il s’agit là d’un affrontement entre deux narcissismes. En raison de leur propre déficit narcissique, les victimes sont paralysées par la rage qui les empêche de réagir, car cette rage est censurée ou retournée contre elles-mêmes. » (p.175)

« Face à l’attaque perverse, les victimes se montrent d’abord compréhensives et essaient de s’adapter, elles comprennent ou pardonnent parce qu’elles aiment ou admirent : « S’il est comme ça, c’est parce qu’il est malheureux. Je vais le rassurer, je vais le guérir. » Comme par un sentiment de protection maternelle, elles considèrent qu’elles doivent l’aider car elles sont seules à le comprendre. Elles veulent remplir l’autre en lui donnant leur substance, parfois même elles se sentent investies d’une mission. » (p.176/177)

« Comme dans un film de Hitchcock ou dans La prisonnière espagnole de David Mamet (1997), l’intrigue se déroule toujours selon le même schéma : la victime ne voit pas qu’elle est manipulée ; ce n’est que lorsque la violence devient trop manifeste que le mystère est levé avec l’aide d’intervenants extérieurs. Les rapports débutent dans le charme et la séduction et se terminent par des comportements de psychopathe terrifiants. Pourtant, les pervers laissent des indices qui ne seront interprétés qu’a posteriori, lorsque la victime sera sortie partiellement de l’emprise et qu’elle comprendra la manipulation.

Même si les victimes connaissent leur part de responsabilité dans l’établissement de la violence, elles voient aussi que ce n’est que par ce qu’elles sont qu’elles déclenchent le processus destructeur. Elles sont seules à porter la culpabilité, les agresseurs sont toujours blanchis. Il est difficile de se dégager de cette relation, car les premiers coups portés ont mis en place une culpabilité aliénante. Une fois en position de coupables, les victimes se sentent responsables de ce qu’est cette relation. Leur culpabilité ne tient aucun compte de la réalité. Elles ont intériorisé ce qui les agresse. » (p.186)

« Le général Crocq, spécialiste de la victimologie en France, considère que les menacés, les harcelés et les diffamés sont des victimes psychiques. Ces victimes, comme des victimes de guerre, ont été placées dans un « état de siège » virtuel qui les a obligées à être sur la défensive en permanence. » (p.199)

« À plus long terme, la peur d’affronter l’agresseur et le souvenir de la situation traumatisante entraînent un comportement d’évitement. Elles mettent en place des stratégies pour ne pas penser à l’évènement stressant et pour éviter tout ce qui pourrait évoquer ce souvenir douloureux. Cette mise à distance pour essayer d’échapper à une partie des souvenirs entraîne parfois aussi une réduction nette de l’intérêt pour des activités autrefois importantes ou une restriction des affects. » (p.200)