[Article extrait de « Minorités ethniques : impact de l’ethnicité sur la santé des hommes gais ». In JABLONSKI, Olivier. LE TALEC, Jean-Yves. SIDÉRIS Goerges (dir.). Santé gaie. Paris : L’Harmattan, éditions Peppers, 2010 / et de Etre un homme homosexuel et d’origine maghrébine à Paris et en région parisienne : stratégies psychosociales, identités intersectionnelles et modernité. Mémoire de DEA interdisciplinaire en migrations et relations interethniques, sous la direction de François VOURC’H, Université Paris VII – D. Diderot, Paris, 2005]
Lire aussi : « Race » et colonialité du pouvoir d’Anibal QUIJANO
Introduction
Avec la décolonisation, des moyens politiques, juridiques, éducatifs et économiques de régulation des inégalités ont été mis en place dans beaucoup de pays. Mais si la décolonisation est un fait en terme administratif, institutionnel, géographique et économique, il est beaucoup moins certain que « la décolonisation des esprits » ait encore abouti. Précisons cependant que sur le plan économique et financier, la décolonisation reste partielle. En effet, on ne peut pas dire que la mondialisation ait régulé efficacement les inégalités socio-économiques contemporaines structurées en grande partie sur les anciens systèmes coloniaux. Bon nombre des ressources économiques dans les anciens empires coloniaux sont toujours exploitées par les anciens colonisateurs, qui bénéficient parfois seuls, ou presque, des profits.
Mais ainsi, les représentations normatives de l’autre ethnique sont encore souvent les mêmes qu’au moment des empires coloniaux. Le Noir d’hier n’est certes plus un esclave, mais l’organisation des rapports ethniques reste inégalitaire : les dominés d’aujourd’hui sont souvent les mêmes que ceux d’hier.
Ça n’est évidemment pas conscient et c’est bien pour cela qu’on parle de « colonialité » et non pas de « (néo-)colonialisme » ou de « racisme », afin de mieux répondre aux faits sociaux contemporains qui nous échafaudent. Dans ce cadre, l’autre, en particulier en tant qu’ancien sujet colonial devenu migrant et/ou minorité ethnique, est pensé à travers le prisme de la colonialité.
Qu’est-ce-que la colonialité ?
Parler de colonialisme quant on veut définir les représentations qui sous-tendent les interactions entre les gais non ethnicisés et les gais beurs nous semble trop fort et analytiquement imparfait. Trop fort car qui dit colonialisme dit racisme biologique et culturel qui ne correspond pas exactement aux observations et réflexions que nous avons eues. Si l’ordre social raciste articule en partie les rapports sociaux dans le milieu homosexuel et crée de la discrimination et de l’auto-exclusion ethnique, qualifier le milieu gai de raciste n’est pas raisonnable, même s’il y a des homosexuels racistes bien évidemment. Le milieu gai commercial et associatif est structuré par une ethnicisation des rapports sociaux qui provient bien d’un ordre social raciste inconscient et non d’un colonialisme consciemment raciste. C’est pour cette raison que le terme de colonialisme est analytiquement imparfait pour qualifier les héritages symboliques de la pensée coloniale. En effet, on a des comportements coloniaux sans pensée coloniale (raciste) qui sont pratiqués et partagés par l’ensemble des protagonistes engagés dans les interactions interethniques [1]. L’image viriliste de l’arabe n’est pas seulement le fruit et l’usufruit des gais non ethnicisés mais aussi celle des beurs. Bien évidemment, c’est une image créée par le colonialisme [2], mais le colonialisme n’est pas que cela, c’est un système idéologique, politique, étatique, administratif, social et culturel. La transmission d’une partie de ce système des Empires d’hier à nos sociétés poly-ethniques d’aujourd’hui ne peut être penser comme totale. Il y a eu une décolonisation des Etats, des Nations, mais il n’y a pas eu de décolonisation des esprits, des cultures, des sociétés [3] ; la décolonisation est un mythe, post-colonialisme et néo-colonialisme sont des concepts politiquement orientés et opposés, il n’y a que de la colonialité (un « après » colonialisme). Plus précisément, il s’agit de colonialité du pouvoir ; c’est-à-dire que toute l’organisation des rapports sociaux, qui ont pour but d’organiser le pouvoir, se constitue au travers de la colonialité : « rien […] ne peut nier ou réduire le lieu et le rôle des relations non coloniales d’exploitation et de domination dans la question de la citoyenneté et de la démocratie, c’est-à-dire, les relations qui se constituent, par exemple, au sein d’une même « race » ou « ethnie », dans un processus de classement social associé aux formes d’exploitation et de travail, ou bien les formes de domination et de discrimination sur des bases de genre ou de préférence sexuelle. » [4] Mais, « aucun de ces processus spécifiques de classement social et ses implications dans les relations de domination, n’existent ou opèrent en dehors de la colonialité du pouvoir ; ils sont au contraire marqués, imprégnés, conditionnés par elle et en grande mesure articulés sur elle. » [5]
En tant qu’ancien Empire, la France, malgré ses bonnes intentions idéologiques et ses efforts politiques [6], a développé avec ses ressortissants ethnicisés des relations de colonialité. Les homosexuels ont eux aussi intériorisé cette transformation du colonialisme symbolique pour colonialiser leurs relations interethniques.
Exemple : le Beur français, un « immigrant colonial » ?
Selon Ramon Grosfoguel, (professeur à l’UCSF – Berkeley) la colonialité s’est développée sur trois dimensions distinctes :
– Globale : internationalisation de la division sociale du travail ; donc globalisation des classes sociales et des rapports sociaux de classe qu’elles génèrent (luttes des classes).
– Nationale : développement des nationalismes et des superstructures racistes/ethnicistes qui les accompagnent ; et diffusion des rapports sociaux de sexe, de genre et de spiritualité eurocentrés avec parfois acculturation totale dans les pays périphériques.
– Épistémologique : reproduction des idées philosophiques et scientifiques du colonisateur souvent sur le mode de l’amélioration locale par appropriation culturelle. L’eurocentrisme a supplanté tous les autres modes de représentations et de pratiques.
Ainsi, les migrants ou les enfants de migrants qui vivent dans les anciennes métropoles ont, comme les citoyens « de souche », des préconceptions sur eux-mêmes et sur les autres selon qu’ils sont d’origine coloniale ou pas. On pourrait distinguer ainsi trois types d’individus :
– Les sujets coloniaux/racisés : les habitants des anciens Empires coloniaux.
– Les immigrants coloniaux : ceux qui sont originaires des anciens Empires coloniaux (né en France ou pas).
– Les immigrants : ceux qui ne sont pas originaires des anciens Empires coloniaux.
Les migrants d’origine ex-coloniale sont stéréotypés et se stéréotypent comme les représentations colonialistes le faisaient ; ils sont racialisés de la même façon, ils sont colonialisés. A noter par exemple que les turcs qui devraient être perçus comme immigrants sont aussi perçus, par amalgame, comme immigrants coloniaux. Les rapports sociaux ethniques sont structurés par la colonialité du pouvoir.
Les homosexuels d’origine maghrébine seraient donc perçu, à cause de la colonialité, comme des sujets de l’Empire français. On peut alors faire un lien clair entre une production artistique coloniale et une production intellectuelle colonialiste qui, en se complétant et en se renforçant l’une et l’autre, ont transmis à la culture gaie française une image colonialisée du Beur. La question de la discrimination raciale au sein de la communauté gaie n’est pas que le simple fait d’un racisme endémique et minoritaire, il est en grande partie le fruit de rapports sociaux ethniques colonialisés. Nous pensons que ce concept de colonialité est anthropologiquement plus pertinent et plus éclairant que la simple analyse du racisme comme simple colonialisme.
« Le mythe romantique d’une identité homosexuelle au delà de la classe sociale, de la race et ainsi de suite, ne fonctionne plus dans la pratique autant qu’elle l’a fait en Occident. L’expérience de la sexualité dans la vie quotidienne est conditionnée par des variables comme le fossé entre la ville et la campagne, les différences ethniques et religieuses ou la hiérarchisation découlant de la fortune, l’éducation et l’âge. L’idée d’une communauté gaie et lesbienne suppute que de telles différences restreint l’acquisition d’un sens de l’identité sexuelle, un mythe qui est presque approuvable dans des sociétés comparativement riches et libres. » [7] En effet, l’identité gaie qui supplanterait toutes les autres est un mythe idéaliste. Contrairement à ce qu’ils peuvent prétendre souvent, les homosexuels ne sont pas exempts des considérations sur l’origine sociale, culturelle, nationale, ethnique, etc.. On vient de l’illustrer dans ce mémoire, ils en sont tributaires et parfois conscients autant que les autres ; et « parce que précisément « lesbian and gay », ça ne voulait plus dire gay, ça ne voulait plus dire que blanc, ça ne voulait plus dire que riche… Des militants ont dit, « Si c’est ça, on ne veut plus s’appeler gays, désormais on est queers, […]. » [8]
Notes :
Lire « Race » et colonialité du pouvoir d’Anibal QUIJANO…
[1] « Certaines formes d’exploitation ont presque complètement disparu, mais ces catégories restent. » QUIJANO, A. (1994). Colonialité du pouvoir et démocratie en Amérique latine.
[2] « Toute relation de pouvoir articulée sur la base du complexe racisme/ethnicisme renvoie à ses origines et à son caractère coloniaux. » QUIJANO, A. (1994).
[3] « Le pouvoir a maintenu tout son caractère colonial dans tous les domaines sauf dans ses relations avec l’extérieur. L’Etat, en un sens, s’est décolonisé, mais non la société. » QUIJANO, A. (1994).
[4] QUIJANO, A. (1994).
[5] QUIJANO, A. (1994).
[6] « La France fut, jusqu’à récemment, peut-être le cas le plus réussi du processus de nationalisation de la société, grâce à la Révolution française. Mais actuellement ce pays est devenu l’exemple le plus net des limites imposées au processus par l’introduction du complexe racisme-ethnicisme, avec tout son apparat colonial, dans le processus national et dans la démocratie de ce pays. » QUIJANO, A. (1994).
[7] ALTMAN, D. (2001). Rupture or Continuity ? The Internationalization of Gay Identities. In HAWLEY, J. C. (dir.). Postcolonial queer ; theoretical intersections, New York : South University of New York Press, p. 34 [traduction libre].
[8] BOURCIER, M.-H. (1997-2005). Débat dans le Nouvel Obs sur le communautarisme bourgeois du Marais. Quelle place pour les autres identités ? In ZERAOUI, F. Articles de presse : reportages, interviews, débats.