[Pour l’association Warning, 2 mai 2007 : http://www.thewarning.info/spip.php?article221]
Des gais anglais mais surtout américains ont eu entre eux, il y a quelques temps, un intense débat via une mailing-list américaine d’acteurs en santé gaie, à propos d’un blog perso sur les plans cul d’un barebacker dont le passe-temps favori est d’éjaculer dans le cul de jeunes homos rencontrés sur le net.Je vais tenter de vous présenter les réflexions les plus pertinentes que j’ai pu retenir au fil des commentaires que j’ai pu lire.
Le blog « (The Former) Confessions of a Bareback Top » (« les confessions (anciennes) d’un actif barebacker ») est celui de « BBtop » [1], un jeune new-yorkais de 25 ans, scénariste pour un nouveau show télévision très côté en ce début d’année 2007.Il se présente comme un barebacker actif séronégatif, qui fait régulièrement des tests IST. Il aurait commencé sa sexualité à l’âge de 17 ans, et serait passé aux relations non-protégées dès sa septième conquête. Il explique clairement que très vite, il s’est rendu compte qu’il était très facile d’obtenir des relations non protégées, et ce, pas seulement avec les plus vieux (soit disant plus souvent emprunts au relapse) mais plus facilement avec les plus jeunes ; « beaucoup » plus facilement en fait se vante-t-il. Son blog est donc une succession d’histoires de plans cul – trouvés le plus souvent via les sites de drague Internet – qui vont généralement droit au but : une description détaillée de ses baises après une introduction contextuelle (qui, où, quand, comment…).
Vous pouvez d’ailleurs lire ici la traduction d’un de ces nombreux récits controversés.
Le contenu de ce blog très lu, mais surtout l’interview donnée par son auteur au magazine en ligne « Gawker » (où il ne se renie en rien mais assume pleinement sa conduite sexuelle) ont vite fait de ranimer une polémique sur le barebacking que les anglo-saxons avaient pourtant réussi, contrairement à nous, à débattre plus sereinement. On pourrait le déplorer ou s’en réjouir, mais en tout cas, les réflexions qui en ressortent feront du bien à nos esprits quelques fois en panne.
Certains de ses détracteurs pensent que tout ce blog est faux, car l’écriture semble peu personnalisée et apocryphe. Il est certain en tout cas que les descriptions des scènes de baise se ressemblent un peu toutes, dans la succession de l’action, le vocabulaire utilisé, les détails évoqués. Mais après tout, BBtop semble assez monomaniaque. Bref, réalité ou pas, les comportements, désirs et attitudes qu’il décrit existent dans la vraie vie, et ce qui est intéressant c’est la manière dont il explique de quelle manière il arrive à obtenir quasi-systématiquement des relations non protégées. Quelques fois, il rencontre tout de même des mecs qui refusent, mais il ne s’épanche pas dessus… il n’écrit rien sur les refus de rapports sexuels non protégés qu’il essuie. Son fantasme et son plaisir tournent autour de deux traits principaux : baiser des mecs sans capote qui se disent 100% safe, et surtout leur éjaculer dans le cul, « le plus profond possible » ; savoir qu’il y a ses « spermatozoïdes qui nagent dans les entrailles » d’un mec lui procure un gain de plaisir inégalable.
Il utilise deux manières principales pour obtenir des relations non protégées :
1° La persuasion : en discutant avec le mec, il arrive à le « mettre en confiance », en lui assurant qu’il est séronégatif (lui proposant même de lui montrer son test le plus récent) et en lui expliquant qu’il est normalement 100% safe lui aussi mais que là c’est différent. Il arrive même toujours à convaincre le garçon qu’il sodomise de jouir en lui. Car souvent l’excitation et le gain de plaisir reliés à cela sont réciproques.
2° La coercition (qui reste marginale) : en faisant croire au gars avec qui il a des relations sexuelles qu’il utilise un préservatif lors de la pénétration. Pour cela il met ostensiblement une capote sous le regard de son partenaire, s’arrange pour le retourner afin qu’il n’ait pas de vue directe sur son sexe, puis enlève le préservatif juste avant de le pénétrer. Il fait cela lorsque le mec n’a pas accepté la demande de barebacking. Très souvent, le mec finit par s’en apercevoir, mais n’interrompt pas l’acte sexuel pour autant ; il lui demande alors de ne pas éjaculer un lui, ce qu’il fait mine d’accepter. Car de toute manière, il semble que notre blogueur ait la capacité d’avoir des éjaculations multiples ; donc il « décharge » toujours quelques millilitres de « semences » à plusieurs reprises durant l’acte sexuel, sans pour autant atteindre l’orgasme.
Sur la mailing-list américaine d’acteurs de santé homos dont un abonné a donné l’alerte à propos du contenu de ce blog, les réactions ont été multiples : de l’ulcération à la compassion, de la condamnation sans appel à l’excitation érotique, etc. Et c’est à partir de ces réactions que des intervenants en prévention ont lancé un débat à propos de ce blog, histoire d’avoir un peu plus de pragmatisme, d’analyser et comprendre ce qui peut se passer dans l’esprit d’un barebacker de 25 ans et de ses amants.
Les réactions négatives tournent autour de deux points principaux, somme toute classiques. A propos de la solidarité économique et sanitaire dont bénéficient « tous ces pédés qui font n’importe quoi » lorsqu’ils sont devenus séropositifs – ils ne le mériteraient pas, « pourquoi payer des taxes pour ces connards ! » (sic.). Sur le mauvais exemple que donne le blog et des conséquences désastreuses sur l’image sociale des homosexuels : tout le combat des « anciens » serait mis à sac par le comportement « irresponsable » des plus jeunes qui n’apprécieraient pas à sa juste valeur ce qui a été fait pour eux en terme de droits juridiques et sociaux, d’accès au soins, etc.
Certains internautes réagissent mal aux attaques faites à BBtop, qualifié de nazi par certains de ses détracteurs.
Un premier internaute rejette d’emblée, non sans un certain humour, la condamnation radicale du barebacking de la part d’un certain nombre de personnes, notamment celles qui ont des enfants ; à moins que ces dernières acceptent d’annoncer, lorsqu’elles attendent un enfant, non pas qu’elles attendent un « heureux événement » mais un « barebacking réussi ».
Un autre abonné explique que de toute façon de telles conduites sexuelles ne doivent pas compter énormément dans les nouvelles infections, mais plutôt que le préservatif est toujours enlevé trop tôt dans une relation, que la protection négociée l’est mal, que le statut sérologique n’est absolument pas discuté.
L’un souligne que la responsabilité vis-à-vis des rapports sexuels protégés ou non est toujours partagée, alors qu’un autre rappelle que les séroconvertions sont bien plus courantes chez les hommes gais et bisexuels de plus de 30 ans que parmi les jeunes « irresponsables ».
Bref, pour ces internautes, « il ne faut pas juger les comportements d’une personne car cela revient à juger la personne qui a ces comportements. Cela est perçu comme tel par cette dernière, qui aurait alors tendance à se refermer et à continuer ses conduites sexuelles problématiques. » Car, « la haine, la colère et les sentiments de supériorité morale n’influent jamais sur les comportements d’autrui… »
Un autre message a alors changé la donne. Son auteur, que nous appellerons « Mr X » a une réaction solidaire intéressante. Car elle introduit l’intérêt que peut apporter ce blog aux travailleurs sociaux et aux programmes de prévention du point de vue de leur réformation.
Mr X témoigne sur sa pratique du barebacking et sur son utilisation de « crystal meth » (à propos du crystal, voir nos articles « Têtu et le crystal » ou « Épidémie dans l’épidémie »). Il explique que les deux ne sont pas simplement et directement liés – « je n’ai pas besoin de prendre du crystal pour baiser sans capote ou être baisé ainsi. Mais je suis très perturbé par ce désir si fort des relations sans préso ». En fait, même s’il ne pratique le sexe non-protégé qu’en séroconcordance positive – étant séropo il ne couche sans capote qu’avec des séropos – ses relations et ses désirs bareback le rendent anxieux et honteux. Conséquemment, il culpabilise et déprime. Il explique qu’il peut bien intellectualiser ce type de relation sexuelle, à savoir qu’elle ne met personne en situation de risque VIH. C’est pour lui un désir compréhensible. Son anxiété et sa honte, il l’explique du fait que la société dévalue sa sexualité, qu’il est séropo « et que c’est une mauvaise chose », parce que des années de messages de prévention VIH lui disaient qu’il était stupide, en partie aussi du fait d’abus sexuels dans son enfance qui ont fondé les bases d’une relation forte entre sexualité et honte et bousillé son expérience du plaisir.
Des années de thérapies lui ont fait comprendre et accepter tout cela, mais l’anxiété revient en force de temps en temps, et notamment à cause du jugement social et communautaire négatif sur le barebacking. Et justement, le crystal tue (temporairement) cette anxiété. En fait, « le crystal ne me fait pas avoir des relations non protégées, il me le permet. Quand j’en prends, la sexualité que j’ai est profondément le reflet de moi-même et de mes désirs. » Le crystal est et surtout a été un outil important de sa « survie », dit-il. Et ajoute que ce produit a probablement sauvé sa vie en augmentant momentanément l’estime de lui-même, là où la thérapie ne semblait pas avoir d’effet immédiat. Aujourd’hui, n’en prenant plus,il arrive à limiter ses sentiments de culpabilité et d’anxiété. « J’essaie juste de faire du mieux que je peux », explique-t-il simplement. Il s’en prend ensuite aux détracteurs de BBtop. Selon lui, le pointer du doigt ne fera que diminuer sa liberté de parole, mais ne modifiera pas sa sexualité. L’intérêt de ce blog est justement la liberté de ton, sans censure, car cela aide les lecteurs à analyser et pourquoi pas comprendre, par effet miroir, leur propre sexualité bareback si tel est le cas. Pourquoi baise-t-on sans capote ? Pourquoi se fait-on baiser sans capote ? Pourquoi sommes nous manipulateurs ? Pourquoi sommes nous manipulés/manipulables ? Et il conclut que la prévention classique est certes comprise mais les instructions ne sont pas toujours intériorisées par beaucoup d’individus car ils vivent avec tout un paquet de désirs inconscients et de besoins divers.
Selon lui, il y a besoin de lieux où l’on pourrait parler de tout cela afin « de nous aider à développer des stratégies intériorisées qui marchent pour nous ».
Comme le rappelle un chargé de prévention abonné à la mailing-list, « il faut rencontrer les gens là où ils sont, sinon on n’a pas d’influence sur eux. Dire, par exemple comme cela a pu être le cas, « le crystal c’est nul », revient finalement à dire « tu es nul » ».En effet, « si nous, éducateurs de santé, ne pouvons accepter que certaines personnes ignorent ce que nous enseignons, rejettent des faits scientifiques, et vivent dangereusement, alors nous ne devons pas faire de métiers en santé publique ». Car, « notre travail est de faciliter du mieux possible toute décision, non de forcer quelqu’un à prendre telle ou telle décision ». Prenons-en de la graine !
Venons en donc maintenant aux analyses compréhensives lues sur la mailing-list à propos du blog de BBtop.
Pour notre premier spécialiste, que nous allons appeler « Mr Prévien », ce blog est utile dans le sens où il aide à saisir les raisons qui poussent un individu au barebacking : plus de sensations charnelles, névroses de la pseudo-fécondation symbolique, de la possession/domination de l’autre par cette pseudo-fécondation, et inversement du don de soi/soumission à cette pseudo-fécondation. En effet, le sperme est ici fondamental. L’échange de ce fluide corporel primordial dans la sexualité masculine puisque illustration de son aboutissement orgasmique, semble être le point nodal symbolique, pour le barebacker, d’un acte sexuel complet, réussi et satisfaisant. D’après lui, c’est là un aspect essentiel à déconstruire pour comprendre et mieux prévenir.
D’autre part, les aventures racontées par BBtop illustrent selon Mr Prévien les paramètres qui font qu’on peut convaincre quelqu’un de baiser sans capote, sans pour autant faire appel systématiquement à de quelconques moyens de coercition, physiques ou psychologiques. BBtop lui-même use le moins souvent possible de moyens psychologiques de coercition car le plaisir est de toute façon plus grand quand ses partenaires acceptent les rapports non protégés de leur propre chef. Cependant, le ressort de son excitation est de faire reconnaître à son partenaire le plaisir du no capote, donc à lui faire changer d’avis. Quand il n’y arrive pas, alors il retire la capote, sans le dire, pour ensuite évoquer le fait que son partenaire a pris son pied. Le mieux est alors, si cela est possible, que son partenaire se rende compte qu’il vient de se faire jouir dans le cul. Dans le premier cas (le plus courant) on ne peut pas parler de tromperie. Mais c’est typiquement une manipulation psychologique. Peut-être pas vraiment de la coercition, mais de la manipulation tout de même, qui est facilitée par l’intensité du désir, et les contradictions à l’oeuvre chez le passif entre pulsion et protection. Ces histoires décrivent donc pour Mr Prévien un des enjeux majeurs pour les acteurs de prévention ou les travailleurs sociaux : donner des outils aux gais pour leur permettre de négocier avec le changement de posture qui peut se produire lors d’un rapport sexuel vis-à-vis de l’utilisation du préservatif. En effet, comment négocier, s’adapter, lorsque l’on décide d’avoir finalement une relation sexuelle non protégée alors qu’on en avait pas l’envie au départ ? Comment avoir la force de couper court à une partie de jambe en l’air qui « dégénère » sans ressentir de frustration ? Conséquemment, quelles interventions, en terme d’accompagnement préventif et psychologique ou autre auraient pu avoir un impact changeant le cours des choses ?
« Mr Prévenu », l’autre spécialiste dont j’ai pu relever les remarques sur la mailing-list, nous fait pour sa part et avant toute chose une recommandation : apprendre aux individus qu’en tant que personnes morales, ils doivent accepter la responsabilité qui découle de leurs actions et des conséquences de ces dernières. En effet, BBtop semble au courant, il est éduqué, cultivé, mais pourtant il dépersonnalise les conséquences de ses actes : il ne se soucie absolument pas des dégâts psychologiques ou physiologiques potentiels qu’il peut engendrer chez ses partenaires manipulés, comme si ces derniers n’avaient pas de sentiments, de ressentiments, de sang qui coule dans les veines. On baise puis on jette. BBtop veut baiser des garçons qui se disent « safe sex » uniquement. Et il est surprenant de voir la facilité avec laquelle il arrive à convaincre le plus souvent ces passifs à ne pas mettre de préservatifs et à se faire éjaculer dans le cul. Selon Mr Prévenu, on peut donc tirer les leçons suivantes :
1° Certains trouvent que le sexe non protégé est meilleur.
2° Plus de gens qu’on ne le pensent ne se protègent pas systématiquement même s’ils prétendent le contraire.
3° Les gens ne sont absolument pas strictement désinformés (sur les risques) lorsqu’ils prennent de telles décisions.
4° Il est intéressant de voir la surprise que ressent BBtop lui-même quant à la facilité d’avoir des relations sexuelles non protégées avec ces jeunes hommes.
En fin de compte, il serait intéressant de poser ces questions :
1° Est-ce que ces personnes ne se sentent pas concernées par le VIH ?
2° Si BBtop fait finalement une séroconversion, va-t-il modifier ou non ses comportements sexuels ?
3° Que pense BBtop de la nature du risque qu’il prend en tant qu’actif ?
Il reste qu’en tout état de cause, pour Mr Prévenu, les condamnations ne feront que rendre ces pratiques encore plus « underground ». Peut-être que la vraie leçon à tirer ici est que les capotes ne marchent pas pour tout le monde. Et si tel est le cas, peut-être avons-nous besoin de plus d’options, plutôt que plus de condamnations… ?
… A MÉDITER …
[1] Le diminutif que les débatteurs lui ont donné.